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DELPHINE.

je t’écris, ce que j’avais pensé : je ne puis aussi, je ne puis communiquer à mes lettres cet accent que le ciel nous a donné pour convaincre ; et s’il est vrai cependant que si je te parlais, tu consentirais à passer tes jours avec moi, dans quel état ne me jetteriez-vous pas, Delphine, en me condamnant sans m’avoir permis de plaider moi-même pour ma vie ? Vous êtes si forte contre mon malheur ! vous devez vous croire certaine de me refuser, même après m’avoir écouté. Pourquoi donc ne pas me calmer un moment par ce vain essai, dont votre fermeté triomphera ! Delphine, s’il fallait, nous quitter, s’il le fallait, voudriez-vous me laisser un sentiment amer contre vous ? ange de douceur, le voudriez-vous ? Vous n’avez point refusé vos soins, vos consolations célestes à madame de Vernon, à celle qui nous avait séparés ; et moi, Delphine, et moi, me croyez-vous si loin de la mort, qu’au moins un adieu ne me soit pas dû ?

Vous avez vu la violence de mon caractère, dans ce jour funeste où, sans vous, je me serais montré plus implacable encore. Songez quel est mon supplice, maintenant que je suis renfermé dans ma maison avec une femme qui a pris ta place ! Ô Delphine, je suis à cinquante pas de toi, et je ne puis néanmoins obtenir de te voir ! J’envoie dix fois le jour pour m’assurer que vous n’avez point ordonné les préparatifs de votre départ ; je tressaille comme un enfant à chaque bruit, je fais des plus simples événements des présages ; tout me semble annoncer que je ne te verrai plus. Tu parles de ta douleur, Delphine ; ton âme douce n’a jamais éprouvé que des impressions qu’elle pouvait dominer ; mais la douleur d’un homme est âpre et violente ; la force ne peut lutter longtemps sans triompher ou périr.

Comment as-tu la puissance de supporter l’état où je suis, de refuser un mot qui le ferait cesser comme par enchantement ? Je ne te reconnais pas, mon amie ; tu permets à tes idées sur la vertu d’altérer ton caractère : prends garde, tu vas l’endurcir, tu vas perdre cette bonté parfaite, le véritable signe de ta nature divine ; quand tu te seras rendue inflexible à ce que j’éprouve, quelle est donc la douleur qui jamais t’attendrira ? c’est la sensibilité qui répand sur tes charmes une expression céleste ; quel échange tu feras, si, en accomplissant ce que tu nommes des devoirs, tu dessèches ton âme, tu étouffes tous ces mouvements involontaires qui t’inspiraient tes vertus et ton amour !

Ne va point, par de vaines subtilités, distinguer en toi-même