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DELPHINE.

tendre de moi ? Je n’ai qu’une idée, qu’une sensation ; parlez-moi de vous revoir, et je vous écouterai, et toutes les vertus rentreront dans mon âme ; sans cet espoir, qui pourra me faire renoncer à mes projets ? qui découvrira un moyen d’agir sur ma volonté ? personne, jamais personne. Et vous surtout, Delphine, de quel droit m’offririez-vous des conseils pour le malheur que vous m’imposez ? C’est le dernier degré de l’insulte que de vouloir être à la fois l’assassin et le consolateur. Vous le voyez, tout est dit. J’instruirai Mathilde, par une lettre, des circonstances de notre mariage, de mon amour pour vous, et de la décision où je suis de vivre loin d’elle. Dans vingt-quatre heures elle saura tout, si vous ne m’écrivez pas que vos résolutions sont changées, ou seulement si vous gardez le silence. Ce que contiendra ma lettre, une fois dit, est irrévocable. Si les paroles que je prononcerai sont amères, vous saurez qui les a dictées ; et si je plonge la douleur dans le sein de Mathilde, ce n’est pas ma main égarée qu’il faut en accuser, c’est le sang-froid, c’est la raison tyrannique qui vous sert à me rendre insensé.

LETTRE VI. — RÉPONSE DE DELPHINE À LÉONCE.

Vous avez cru m’effrayer par votre indigne menace : depuis que je vous connais, je me suis senti de la force contre vous une seule fois, c’est après avoir lu votre lettre. J’ai imaginé pendant quelques instants que vous pouviez faire ce que vous m’annonciez, et je pensais à vous sans trouble, car j’avais cessé de vous estimer.

Léonce, ce moment d’une tranquillité cruelle n’a pas duré ; j’ai rougi d’avoir craint que vous fussiez capable de l’action la plus dure et la plus immorale que jamais homme pût se permettre ! Vous, Léonce, vous condamneriez au plus cruel isolement une femme aussi vertueuse que Mathilde ! Elle vient de perdre sa mère, et vous lui ôteriez son époux ! Vous lui laisseriez, dites-vous, votre nom et votre bien, c’est-à-dire que vous seriez sans reproches aux yeux, du monde, qui juge si différemment les devoirs des maris et des femmes. Mais que feriez-vous réellement pour Mathilde ? Avez-vous réfléchi au malheur d’une femme dont tous les liens naturels sont brisés ? Savez-vous que, par la dépendance de notre sort et la faiblesse de notre cœur, nous ne pouvons marcher seules dans la vie ? Mathilde est très-religieuse, mais sa raison a besoin de guide. S’il ne lui restait