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TROISIÈME PARTIE.

plus une seule affection sur la terre, les chagrins, exaltant sa dévotion déjà superstitieuse, la porteraient bientôt à un enthousiasme fanatique dont on ne peut prévoir les effets.

Quel crime a-t-elle commis envers vous, pour la punir ainsi ? Sa mère l’estimait assez pour n’avoir pas osé lui confier les ruses qui cependant avaient servi à son bonheur. Mathilde vous a vu, Mathilde vous a aimé. Elle savait qu’elle était destinée à vous épouser, elle a cru suivre son devoir en se livrant à l’attachement que vous lui inspiriez. Et moi, juste ciel ! et moi, qui dois si bien comprendre ce que votre perte peut faire souffrir, je causerais à Mathilde la douleur au-dessus de toutes les douleurs ! Car, ne vous y trompez pas, Léonce, si vous vous rendiez coupable de l’action dont vous me menacez, c’est moi que j’en accuserais, non parce que j’aurais refusé de vous voir, non pour avoir tenté de triompher de ma faiblesse, mais pour vous avoir laissé lire dans ce cœur, qui devait se fermer pour jamais du moment où vous n’étiez plus libre.

Je m’accuserais d’avoir inspiré un sentiment qui, loin de rendre meilleur l’objet que j’aime, lui aurait fait perdre ses vertus. Léonce, est-ce ainsi que nous sommes faits pour nous aimer ? Ce sentiment qui, je le crois, ne s’éteindra jamais, ne devait-il pas servir à perfectionner notre âme ? Oh ! qu’est-ce que l’amour sans enthousiasme ? Et peut-il exister de l’enthousiasme, sans que le respect des idées morales soit mêlé de quelque manière à ce qu’on éprouve ? Si je cessais d’estimer votre caractère, que seriez-vous pour moi, Léonce ? le plus aimable, le plus séduisant des hommes ; mais ce n’est point par ces charmes seuls que mon cœur eût été subjugué. Ce qui a décidé de ma vie, c’est que vos qualités, c’est que vos défauts même, me semblaient appartenir à une âme noble et fière : j’ai reconnu en vous la passion de l’honneur, exagérée, s’il est possible, mais inséparable, je l’imaginais, des véritables vertus ; je vous ai cru le besoin de votre propre approbation, plus encore que celui du suffrage des autres hommes. Jamais on n’a prononcé devant vous une parole généreuse ou sensible, sans que je vous aie vu tressaillir ; jamais vous n’avez entendu raconter une belle action, sans que vos regards aient exprimé cette émotion profonde qui désigne l’une à l’autre les âmes d’une nature supérieure. Voudriez-vous abjurer tout ce qui fut la cause de mon amour ?

Dans ce moment où je me condamne au sacrifice le plus cruel que le devoir puisse exiger, l’idée que je me suis faite de vous me soutient et me relève ; je souffre pour mériter votre