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TROISIÈME PARTIE.

ne pas partager avec vous le premier sentiment de joie que vous m’ayez confié depuis six mois !

Je ne vous demande point ce qu’il n’est plus temps d’obtenir ; en lisant vos expressions passionnées, je me suis convaincue que vous n’êtes plus capable du grand sacrifice pour lequel vous avez courageusement lutté ; mais du moins réfléchissez sur les chagrins dont vous êtes menacée, afin qu’une crainte salutaire vous serve de guide encore, s’il est possible. Vous croyez que Léonce n’exigera jamais de vous de renoncer aux principes de vertu, sans lesquels une âme comme la vôtre ne pourrait trouver aucun bonheur : je crois que dans ce moment son cœur est satisfait par un bien inespéré ; mais si vous ne pouvez supporter son malheur, pensez-vous qu’il n’essayera pas de ce moyen puissant pour tourmenter votre vie ? Vous triompherez, je le crois ; mais au prix de quelle douleur ! l’avez-vous prévu ?

Quand vous parviendriez à guider les sentiments de Léonce dans ses rapports avec vous, pouvez-vous oublier son caractère ? Il ne s’en souvient plus lui-même à présent, il ne sent que son amour : mais ne savez-vous donc pas que les défauts qui tiennent à nôtre nature ou aux habitudes de toute notre vie renaissent toujours dès qu’il existe une circonstance qui les blesse ? Vous abandonnez, dites-vous, le soin de votre réputation, il vous suffit de veiller à la rectitude de votre conduite ; mais s’il arrive ce qui ne peut manquer d’arriver, si l’on soupçonne et si l’on blâme votre liaison avec Léonce, il souffrira lui-même beaucoup du tort qu’elle vous fera, et vous retrouverez peut-être avec amertume son irritabilité sur tout ce qui tient à l’opinion.

Enfin, pouvez-vous vous flatter que Mathilde, malgré tous vos ménagements pour elle, ne découvre pas une fois les sentiments que vous inspirez à Léonce ? et croyez-vous qu’elle soit heureuse en apprenant qu’elle vous doit jusqu’aux soins mêmes de son époux, et que sa conduite envers elle dépend entièrement de votre volonté ?

Je vous le répète, je ne vous donne point les conseils rigoureux qui seraient maintenant inutiles ; mais songez que c’est dans le bonheur qu’il est aisé de fortifier sa raison. Je n’exige rien des malheureux, ils ont assez à faire de vivre ; il n’en est pas de même de vous, Delphine : vous jouissez maintenant d’une situation qui vous enchante, c’est ce moment qu’il faut saisir pour vous accoutumer par la réflexion à supporter un avenir peut-être, hélas ! trop vraisemblable. Il m’en coûte de