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TROISIÈME PARTIE.

goûter sans un remords trop amer le plaisir de vous voir. Hélas ! me contenter de cette promesse, ce n’est pas être trop sévère envers moi-même. Adieu, Léonce ; oui, chaque soir vous viendrez donc à Bellerive ; ah ! quelle douce espérance ! Souvenez-vous cependant que de toutes les situations de la vie, la nôtre est la plus incertaine ; nous sommes heureux, mais nous avons tout à craindre ; mon ami, ménagez bien notre sort.

LETTRE XIII. — LÉONCE À DELPHINE.
2 janvier 1791.

Unutterable happiness !
Which love alone bestows, and on a favoured few.[1]

Ö Delphine ! que j’avais raison de désirer ce que ton cœur m’a si généreusement accordé ! Combien j’ai été plus heureux hier à Bellerive qu’à Paris, dans aucun des jours où je t’y ai vue ! Je te trouvais seule, et j’avais la certitude que ce bonheur ne serait point interrompu ; cette pensée mêlait un calme délicieux à mes transports.

Quel charme tu as su répandre sur les détails de la vie, qui échappent au milieu du mouvement des villes ! quels soins n’as-tu pas pris de moi ! La neige en route m’avait un peu saisi, tes jolies mains furent longtemps occupées à ranimer le feu pour me réchauffer ; combien il eût été moins aimable d’appeler tes gens pour nous servir ! Tu prenais aussi un plaisir extrême à me montrer les changements que tu comptais faire pour embellir ta maison. Toi que j’avais vue jusqu’alors si indifférente pour ce genre de goût et d’occupation, il me semblait, et tu en es convenue, que le bonheur te faisait prendre intérêt à tout, et que tu te plaisais à parer les lieux que nous devions parcourir ensemble. Mon cœur n’a pas négligé la moindre observation qui pût me prouver ta tendresse ; j’ai remarqué jusqu’à ces arbustes couverts de fleurs, nouvellement placés dans ton cabinet : cet appartement était presque négligé quand tu le destinais à recevoir la plus brillante compagnie de la France ; tu lui as donné un air de fête pour Léonce, pour ton ami.

Oh ! combien je jouissais de la vivacité pleine de charmes que tu mettais à me raconter les plus légères bagatelles ! Une joie


  1. Bonheur inexprimable que l’amour seul peut donner, et qu’il n’accorde encore
    qu’à un petit nombre de favorisés.
    Thomson.