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DELPHINE.

vraient votre tête, et vous a bénie comme sa fille. Ah ! que je voudrais vous voir heureuse ! Les prières de tous ceux que votre bonté a protégés ne seront-elles donc jamais efficaces ? M. de Lebensei est profondément reconnaissant de ce que vous venez de faire pour nous ; il ne parle de vous, depuis qu’il vous connaît, qu’avec l’admiration la plus parfaite : permettez-moi de vous le dire, nous ne passons pas un jour sans nous affliger ensemble de ce que Léonce est l’époux de Mathilde. Si M. de Mondoville, au milieu des événements que prépare la révolution, pouvait un jour trouver comme moi le moyen de rompre une union si mal assortie, mon mari serait bien ardent à le lui conseiller ; mais à quoi servent nos inutiles vœux ? Qu’ils vous prouvent seulement combien nous nous occupons de vous ! Pensez avec quelque douceur, madame, au ménage de Cernay ; vous lui avez rendu la paix intérieure : ce bien, qui devait nous consoler de la perte de tous les autres, nous était ravi sans vous.

LETTRE XXXVII. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Bellerive, ce 5 mai 1791.

J’ai joui jusqu’au fond du cœur, ma chère Louise, d’avoir réussi à réconcilier madame de Lebensei avec sa famille ; mais ce sentiment est troublé maintenant par une inquiétude vive : Léonce est arrivé hier matin de Mondoville ; je m’attendais à le voir dans la journée, lorsqu’à huit heures du soir un homme à cheval est venu m’annoncer, de sa part, qu’il ne pourrait pas venir ; et cet homme, à qui j’ai parlé, m’a dit qu’il avait laissé Léonce dans une assemblée très-nombreuse chez madame du Marset : madame de Mondoville n’y était pas, et cependant, en envoyant chez moi, il a donné l’ordre qu’on ne lui amenât sa voiture qu’à une heure du matin. Comment se peut-il qu’il se soit si facilement résolu à ne pas me revoir, après quinze jours d’absence ? comment ne m’a-t-il pas écrit un seul mot ? Serait-il fâché de ma démarche pour madame de Lebensei, quand il y a consenti, quand il en sait l’heureux succès ?

Louise, j’ai déjà beaucoup souffert ; mais si le cœur de Léonce se refroidissait pour moi, vous qui blâmez ma conduite, trouveriez-vous que le ciel me punit justement ? Non, vous ne le penseriez pas ; non, le plus grand des crimes, si je l’avais commis, serait ainsi trop expié. Mais pourquoi ces douloureuses craintes ?