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TROISIÈME PARTIE.

ajoutai-je, de la cruauté, du caprice et peu d’élévation dans ce désir de faire naître des dangers qu’on ne partage pas, dans ce besoin orgueilleux d’être la cause d’un événement funeste. — C’est bien vrai, » s’écria un vieil officier dont la bravoure ne pouvait être suspecte, et qu’on n’avait pas remarqué parce qu’il s’était endormi derrière la chaise de madame du Marset. Il se réveilla comme je parlais ; et, répétant encore une fois : «C’est bien vrai, » il ajouta : « Si une femme m’avait obligé à me battre, je le ferais ; mais le lendemain je me raccommoderais avec mon adversaire, et je me brouillerais avec elle. » Madame de Tésin n’insista pas, et vous pouvez être bien sûre qu’il ne sera plus question de ce duel, dont la nécessité n’existait que dans sa tête. Elle se mit alors à vous blâmer d’une manière générale, mais très-perfide. Je la combattis sur tout ce qu’elle disait ; à la fin, plusieurs femmes se joignirent à moi, et mon vieil officier, qui ne vous a vue qu’une fois, sans entendre rien au sujet de notre conversation, répétait sans cesse des exclamations sur vos charmes.

Ce que j’ai remarqué cependant, c’est à quel point on est aigri sur tout ce qui tient aux idées politiques ; votre liaison avec M. de Lebensei vous fait plus d’ennemis que votre amour pour Léonce, et c’est à cause de vos opinions présumées qu’on sera sévère pour vos sentiments. Je sais bien qu’on n’obtiendra jamais de vous de renoncer à un de vos amis ; mais évitez donc au moins tout ce qui peut avoir de l’éclat ; ne rendez pas même de services lorsqu’ils sont de nature à être remarqués. Dans un temps de parti, une jeune femme dont on parle trop souvent, même en bien, est toujours à la veille de quelques chagrins. D’ailleurs il n’y a rien qui soit également bon aux yeux de tout le monde ; quand une action généreuse est, pour ainsi dire, forcée par votre situation, que c’est votre père, votre frère, votre époux que vous secourez, on l’approuve généralement ; mais si la bonté vous entraîne hors de votre cercle naturel, celui que vous servez vous en sait gré pour le moment mais tous les autres éprouvent un sentiment durable d’humeur et de jalousie qui leur inspire tôt ou tard ce qu’il faut dire pour empoisonner ce que vous avez fait.

Enfin, Léonce a été trop peu maître de lui en vous entendant blâmer ; ce n’est pas ainsi que l’on sert utilement ses amis. Venez me voir demain, je vous en prie ; je fermerai ma porte et nous causerons. Il est encore temps de remédier au mal qu’on a pu dire de vous ; mais il devient absolument nécessaire que vous vous remettiez dans le monde : cette vie soli-