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QUATRIÈME PARTIE.

quitter : que n’aurais-je pas fait pour la calmer ! quel arrêt n’aurais-je pas prononcé contre moi-même ! Mais, hélas ! elle n’entendit point ma réponse, et, répétant sa prière, elle m’accusa de la refuser et me demanda grâce avec un accent toujours plus déchirant, chaque fois qu’elle croyait n’obtenir aucune réponse.

Ah, ciel ! concevez-vous un supplice égal à celui que j’éprouvais ! on eût dit qu’un pouvoir magique nous empêchait de nous comprendre. Elle m’implorait, et je lui paraissais inflexible ; elle se plaignait de mon silence, et son délire l’empêchait de m’entendre ; moi qu’elle accusait et suppliait tour à tour, j’étais là, près d’elle, essayant en vain de faire arriver jusqu’à son cœur une seule des paroles que mon désespoir lui prodiguait, et ne pouvant ni la détromper ni la secourir. Ô mon maître ! qu’elle âme m’avez-vous formée ? d’où viennent tant de douleurs ? Une fois, dans mon enfance, je m’en souviens, j’ai failli mourir dans vos bras ; si vous eussiez prévu mes jours d’à présent, n’est-il pas vrai, vous ne m’auriez pas secouru ? Je ne serais pas ici, ses cris ne perceraient pas jusqu’à ma tombe, j’y reposerais en paix depuis longtemps : ô ciel ! elle m’appelle !…

LETTRE II. — LÉONCE À DELPHINE.
Ce 12 juin.

Tu vivras, ma Delphine, ils me l’ont juré ! que le ciel les en récompense ! Ah ! combien il a duré, le temps qui viens de s’écouler ! Est-il vrai que tu n’as été en danger que pendant dix jours ? Le souvenir de toutes mes années me semble moins long. Tu es mieux, on m’en répond, je devrais en être certain ; mais que je suis loin encore d’être rassuré ! Les pensées qui t’agitent prolongent tes souffrances ; que puis-je faire, que pourrais-je te dire qui portât du calme dans ton âme ? As-tu besoin de m’entendre répéter que je déteste la scène criminelle qui a produit sur ton imagination un effet si terrible ? Ah ! tu n’en peux douter ! Souviens-toi que je me refusais à te suivre dans cette fatale église ; je me sentais depuis quelques jours dans un égarement qui m’ôtait tout empire sur moi-même. Cette prière solennelle de Thérèse, que je croyais concertée avec toi, la terreur de ton départ, le souvenir d’un hymen funeste cruellement retracé, l’amour, les regrets, que sais-je ? l’homme peut-il se rendre compte de ce qui cause la folie ?