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CINQUIÈME PARTIE.

eux, cause d’abord quelque ennui ; mais à la longue l’âme finit par prendre des habitudes, les mêmes idées reviennent aux mêmes heures, les souvenirs douloureux s’effacent, parce que rien de nouveau ne réveille le cœur ; il s’endort sous un poids égal, sous une tristesse continue, qui ne fait plus souffrir. Une pensée, d’abord cruelle, fortifie la raison avec le temps : c’est la certitude que la situation où l’on se trouve est irrévocable, qu’il n’y a plus rien à faire pour soi, que l’irrésolution n’a plus d’objet, que la nécessité se charge de tout. Vous éprouveriez comme moi ce qu’il peut y avoir de bon dans cette situation, qui, selon l’heureuse expression d’une femme, apaise la vie, quand il n’est plus temps d’en jouir.

Je juge de votre cœur par le mien : nous n’avons plus rien à espérer ; alors, mon amie, il vaut mieux s’entourer d’objets plus sombres encore que son propre cœur ; quand il faut porter de la tristesse au milieu des gens heureux, ce contraste peut inspirer une sorte d’âpreté dans les sentiments, qui finit par altérer le caractère. Je me permets de vous présenter ces considérations purement temporelles, parce que je suis bien sûre que vous n’auriez pas passé un an dans un couvent, sans embrasser avec conviction la religion qu’on y professe. Si les excès dont on nous menace en France finissent par rendre impossible d’y vivre en communauté, je me retirerai dans les pays étrangers ; peut-être pourrai-je vous rejoindre, retrouver ma fille avec vous ! Non, je serais trop heureuse, je n’expierais pas ainsi mes fautes ! Mais qu’on a de peine à repousser les affections ! elles rentrent dans le cœur avec tant de force

SEPTIÈME ET DERNIER FRAGMENT DES FEUILLES ÉCRITES
PAR DELPHINE.

Thérèse, que m’écrivez-vous ?… Je voudrais lui répondre ; mais non, je ne pourrais lui dire ce que je pense, ce serait la troubler : qu’y a-t-il de plus à ménager au monde qu’une âme sensible qui a retrouvé la paix ? Jamais, lui aurais-je dit, jamais je ne croirai qu’on plaise à l’Être suprême en s’arrachant à tous les devoirs de la vie, pour se consacrer à la stérile contemplation de dogmes mystiques, sans aucun rapport avec la morale ! Si je m’enferme dans un couvent, ce sont les sentiments les plus profanes’, c’est l’amour qui m’y conduira ! Je veux qu’il sache que, condamnée à ne plus le voir, je n’ai pu