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DELPHINE.

rerai parti de ses fautes, je profiterai de ses imprudences, j’encouragerai l’opinion qui déjà menace son nom trop souvent répété, et qui, comme toujours, s’arme contre elle de ce qu’elle a de meilleur et de plus noble dans le caractère. Je l’entourerai de mes ruses, je l’épouvanterai par mes fureurs… Dans l’état où l’on m’a réduit, quel scrupule pourrait me rester encore ? Les scrupules ne conviennent qu’aux heureux.

Mon dessein d’ailleurs est-il si coupable ? Je veux l’obtenir, mais c’est pour lui consacrer ma vie ; je veux m’emparer de son existence, mais son empire sur moi n’a-t-il pas détruit la mienne ? Si je puis l’attendrir, le bonheur m’est encore ouvert ; si elle est inflexible, je veux la punir, je veux me venger.

Cependant, Montalte, crois-moi, je ne suis pas encore l’homme féroce que cette lettre semble annoncer. Oh ! si je retrouve un cœur qui me réponde, si l’estime d’un être sensible vient relever mon âme flétrie, si quelque ombre de justice envers mon malheureux caractère me donne l’espérance qu’on n’en profitera pas toujours pour l’opprimer en le calomniant ; si Delphine, touchée de mon sort, s’accusant de mes maux, consent à s’unir à moi, je puis renaître à la vie, je puis reprendre aux sentiments doux, je puis être heureux sur cette terre. Cet ange de paix, de grâce et de bonté, me consolera de tous les revers.

Adieu, Montalte ; pardonne-moi ce long délire et ces contradictions sans nombre, et les mouvements opposés qui m’agitent et qui me déchirent. Tu m’as connu ; tu sais si la nature m’avait fait dur ou barbare. Pourquoi les hommes m’ont-ils irrité ? Pourquoi n’ont-ils jamais voulu me connaître ? Pourquoi n’ai-je trouvé nulle part un seul être qui m’appréciât ce que je vaux ? Ne m’as-tu pas vu capable de dévouement, d’élévation, de tendresse et de sacrifice ? Mais lorsque dans tout le cours de sa vie on se voit puni de ce qu’on a de bon, lorsqu’il est démontré que, dans chaque événement, c’est un mouvement généreux qui a donné prise à l’injustice, qui peut répondre de soi ? quel caractère ne s’aigrirait pas ? quelle morale résisterait à cette funeste expérience ?

Quoi qu’il arrive, garde le silence à jamais sur moi. Je ne veux pas que les hommes s’intéressent à ma destinée ; je ne veux pas me soumettre à ces juges plus personnels, plus égoïstes, plus coupables cent fois que celui qu’ils osent juger. Sois heureux, si tu peux l’être ; arme-toi contre la société, contre l’opinion, contre ta propre pitié surtout. Tout ce que la nature nous donne de délicat ou de sensible sont des endroits faibles où les hommes se hâtent de nous frapper.