Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/504

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
477
CINQUIÈME PARTIE.

enfin à l’impitoyable sentiment qui lui défendait de me secourir.

Je ne sais pourquoi je m’accuse quelquefois, ce sont les autres qui ont toujours eu tort envers moi ; c’est Delphine qui est barbare, il faut qu’elle en soit punie. La nature aussi s’acharne sur ma misérable existence ; je ne peux pas marcher, je ne peux pas me soutenir, je me sens une irritation inouïe, même contre les objets physiques qui m’environnent ; une chaise qui me heurte, un papier que je ne trouve pas, une porte qui résiste, tout me cause une impatience douloureuse : que de maux sur la terre sont destinés à l’homme !

Il faut les dompter ; je sortirai, je trouverai celle qui n’a pas voulu me voir, aucun asile ne la soustraira à ma volonté ; les souffrances que j’éprouve m’agitent, au lieu de m’abattre. Delphine, vous regretterez l’indigne mouvement qui vous a pour jamais privée de tous vos droits à ma pitié.

LETTRE VIII. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
De l’abbaye du Paradis, ce 2 janvier 1792.

Enfin je suis ici ; je ne sais si je dois m’applaudir d’avoir quitté Zurich sans avoir vu M. de Valorbe ; madame de Cerlebe au moins m’a promis de lui exprimer mes regrets, de lui offrir tous les services qui sont en ma puissance, et que je serais si empressée de lui rendre. Madame de Cerlebe ne m’a point paru refroidie pour moi, et j’en ai joui, car je ne la vois jamais sans que mon amitié pour elle s’augmente.

Elle connaît intimement une des religieuses du couvent où je suis, mais elle n’aime pas madame de Ternan ; elle prétend que c’est une personne égoïste et hautaine, et d’un esprit étroit et d’un cœur dur, et qu’elle n’a eu d’autre motif pour quitter le monde que le chagrin de n’être plus belle.

« Vous ne savez pas, me disait madame de Cerlebe, combien une vie frivole dessèche l’âme ! Madame de Ternan avait des enfants, elle ne s’en est pas fait aimer ; elle avait de l’esprit naturel, elle l’a si peu cultivé que son entretien est souvent stérile : maintenant qu’elle est forcée de renoncer à tous les genres de conversation pour lesquels il faut nécessairement un joli visage, elle s’est retirée dans un couvent, afin d’exercer encore de l’empire par sa volonté, quand ses agréments ne captivent plus personne. Un fonds de personnalité très-ferme et très-suivi