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DELPHINE.

vertu pour ne pas vouloir y céder ; dans cette situation, que peut-elle, faire de mieux que d’embrasser notre état ? Comment pourrais-je d’ailleurs être assurée de la garder près de moi, si elle ne le prenait pas ? Elle me quitterait nécessairement une fois, et ce serait pour moi une véritable peine.

J’avais pris assez d’humeur contre toutes les affections, depuis que je ne peux plus en inspirer ; Delphine est néanmoins parvenue à m’intéresser. N’imaginez pas cependant que je me laisse dominer par ce sentiment, je le ferai servir à mon bonheur : l’on ne fait pas de fautes quand on n’a plus d’espérances, car on ne hasarde plus rien. Je tiens beaucoup à conserver Delphine auprès de moi ; et comme je ne puis m’en flatter qu’en la liant à notre communauté d’une manière indissoluble, j’y ferai tout ce qu’il me sera possible : c’est seconder vos vues ; et, de plus, je ne pense pas qu’on puisse m’accuser de personnalité dans ce dessein. Qu’arrivera-t il à Delphine en restant au milieu du monde ? ce que j’ai éprouvé, ce que toutes les belles femmes sont destinées à souffrir : elle se verra par degrés abandonnée, elle verra l’admiration qu’elle inspire se changer en pitié, et des sentiments commandés prendre la place des sentiments involontaires.

Hier, je parlais sur divers sujets avec assez de tristesse ; vous savez que c’est en général à présent ma manière de sentir. Delphine m’écoutait avec l’intérêt le plus aimable ; je lui dis je ne sais quel mot qui apparemment la toucha, car tout à coup je la vis, presque à genoux devant moi, me conjurer de l’aimer et de la protéger dans la vie. Le hasard avait donné dans ce moment à sa figure une grâce nouvelle ; elle était penchée d’une manière qui ajoutait encore à la beauté de sa taille ; sa robe s’était drapée comme un peintre l’aurait souhaité ; et ses beaux cheveux, en tombant, avaient paré son visage du charme le plus attrayant.

Vous l’avouerai-je ? je me rappelai dans ce moment que moi aussi j’avais été belle, et cette pensée m’absorba tout entière ; je ne me sentis cependant aucun mouvement d’envie contre Delphine, et je désirai même plus vivement encore de la retenir auprès de moi. Elle me rend quelques-uns des plaisirs que j’ai perdus ; elle me donne des témoignages d’amitié que je n’ai reçus que quand j’étais jeune ; elle me joue des airs qui me plaisent ; elle est malheureuse quoique jeune et belle, cela console d’être vieille et triste : il faut qu’elle reste auprès de moi. Pourquoi la détournerais-je de se fixer ici ? pourquoi ferais-je ce sacrifice ? Les sacrifices conviennent aux jeunes gens, ils