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CINQUIÈME PARTIE.

de tout, je ne jouissais de rien ; j’avais un fond de douleur qui se faisait toujours sentir, ajoutait à mes peines et retranchait de mes plaisirs ; et, dans les meilleurs moments mêmes, l’affadissement de la vie me gagnait chaque jour davantage.

Enfin, une fois j’allai voir une religieuse de mes amies, qui jouissait d’un calme parfait ; elle me persuada facilement d’embrasser son état. Que perdais-je en effet ? N’étais-je pas déjà sous l’empire de la mort ? elle commence, la mort, à la première affection qui s’éteint, au premier sentiment qui se refroidit, au premier charme qui disparaît. Ses signes avant-coureurs se marquent tous à l’avance sur nos traits ; l’on se voit privé par degrés des moyens d’exprimer ce que l’on sent ; l’âme perd son interprète, les yeux ne peignent plus ce qu’on éprouve, et les impressions de notre cœur, comme renfermées au dedans de nous-mêmes, n’ont plus ni regards ni physionomie pour se faire entendre des autres ; il faut alors mener une vie grave, et porter sur un visage abattu cette tristesse de l’âge, tribut que la vieillesse doit à la nature qui l’opprime.

On parle souvent de la timidité de la jeunesse : qu’il est doux, ce sentiment ! ce sont les inquiétudes de l’espérance qui le causent ; mais la timidité de la vieillesse est la sensation la plus amère dont je puisse me faire l’idée ; elle se compose de tout ce qu’on peut éprouver de plus cruel : la souffrance qui ne se flatte plus d’inspirer l’intérêt, et la fierté qui craint de s’exposer au ridicule. Cette fierté, pour ainsi dire négative, n’a d’autre objet que d’éviter toute occasion de se montrer ; on sent confusément presque de la honte d’exister encore, quand votre place est déjà prise dans le monde, et que, surnuméraire de la vie, vous vous trouvez au milieu de ceux qui la dirigent et la possèdent dans toute sa force. Je désirai que la maison religieuse où je voulais me fixer fût loin de Paris : le bruit du monde fait mal, même dans la solitude la plus heureuse. On m’indiqua une abbaye à quelques lieues de Zurich ; j’y vins il y a trois ans, et depuis ce temps je dérobe du moins aux regards le spectacle lent et cruel de la destruction de l’âge. J’ai pris une manière de vivre qui, loin de combattre ma tristesse, la consacre, pour ainsi dire, comme l’unique occupation de ma vie ; mais c’est une assez douce société que la tristesse, dès que l’on n’essaye plus de s’en distraire. Enfin, que puis-je dire de plus ? j’avais à vivre, voilà ce que j’ai essayé pour m’en tirer.