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DELPHINE.

entraîné, soit qu’il résiste, soit qu’il cède, fort au delà du but qu’il s’était proposé.

Laissez donc, mon cher Léonce, se terminer sans vous ce grand débat du monde. Il n’y a point encore de nation en France ; il faut de longs malheurs pour former dans ce pays un esprit public qui trace à l’homme courageux sa route, et lui présente au moins les suffrages de l’opinion pour dédommagement des revers de la fortune. Maintenant il y a parmi nous si peu d’élévation dans l’âme et de justesse dans l’esprit, qu’on ne peut espérer d’autre sort dans la carrière politique que du blâme sans pitié si l’on est malheureux, et, si l’on est puissant, de l’obéissance sans estime.

À tous ces motifs, qui, je l’espère, agiront sur votre esprit, laissez-moi joindre encore le plus sacré de tous, votre sentiment pour madame d’Albémar ; son dernier vœu, sa dernière prière, en partant, fut pour me conjurer de vous détourner d’une guerre que ses opinions et ses sentiments lui faisaient également redouter. Ce que je vous demande en son nom peut-il m’être refusé ?

Je sais que vous ne répondrez point à cette lettre ; vous voulez envelopper du plus profond silence vos projets, quels qu’ils soient ; on n’aime point à discuter le secret de son caractère. Je me soumets à votre silence, mais j’ose espérer que je produirai sur vous quelque impression. Je me flatte aussi que vous pardonnerez à mon amitié de vous avoir parlé avec franchise, sans y avoir été appelé par votre confiance.

J’ai écrit à Moulins, comme vous le désiriez, pour savoir ce qu’est devenu M. de Valorbe, on m’a répondu qu’on l’ignorait : mais éloignez de votre esprit l’idée qui l’a troublé. M. de Valorbe ne sait pas où est madame d’Albémar ; il est sûrement l’homme du monde à qui elle a caché le plus soigneusement le lieu de sa retraite.

LETTRE XV. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
De l’abbaye du Paradis, ce 4 mars 1792.

Je suis plus tranquille sur les terreurs que j’éprouvais, d’après ce que vous me mandez, ma chère Louise[1]. M. de Le-

  1. Cette lettre et la plupart de celles que mademoiselle d’Albémar a écrites à madame d’Albémar à l’abbaye du Paradis ont été supprimées.