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CINQUIÈME PARTIE.

temporains de route ; mais le charme enchanteur de la vieillesse qu’on aime, c’est qu’elle vous dit, c’est que l’on sait que le vide qu’elle éprouverait en vous perdant ne pourrait plus se combler.

Si j’étais dangereusement malade, et que je fusse loin de mon père, je serais accessible à quelque frayeurs ; mais s’il était là, je lui abandonnerais le soin de ma vie qui l’intéresse plus que moi. Le cœur a besoin de quelque idée merveilleuse qui le calme et le délivre des incertitudes et des terreurs sans nombre que l’imagination fait naître ; je trouve ce repos nécessaire, dans la conviction où je suis que mon père porte bonheur à ma destinée. Quand je dors sous son toit, je ne crains point d’être réveillée par quelques nouvelles funestes ; quand l’orage descend des montagnes et gronde sur notre maison, je mène mes enfants dans la chambre de mon père, et, réunis autour de lui, nous nous croyons sûrs de vivre, ou nous ne craignons plus la mort qui nous frapperait tous ensemble.

La puissance que la religion catholique a voulu donner aux prêtres convient véritablement à l’autorité paternelle : c’est votre père qui, connaissant toute votre vie, peut être votre interprète auprès du ciel ; c’est lui dont le pardon vous annonce celui d’un Dieu de bonté ; c’est sur lui que vos regards reposent avant de s’élever plus haut ; c’est lui qui sera votre médiateur auprès de l’Être suprême, si, dans les jours de votre jeunesse, les passions véhémentes ont trop entraîné votre cœur.

Mais que viens-je de vous dire, madame ? n’allez-vous pas vous hâter de me répondre que je jouis d’un bonheur qui ne vous est point accordé, et que c’est à ce bonheur seul que je dois la force de ne plus regretter l’amour ? Vous ne savez donc pas quel attendrissement douloureux se mêle à ce que j’éprouve pour mon père ? Croyez-moi, la nature n’a pas voulu que le premier objet de nos affections nous précédât de tant d’années dans la vie, et tout ce qu’elle n’a pas voulu fait mal. Chaque fois que mon père, ou par ses actions, ou par ses paroles, pénètre mon âme d’un sentiment indéfinissable de reconnaissance et de tendresse, une pensée foudroyante s’élève et me menace ; elle change en douleur mes mouvements les plus tendres, et ne me permet d’autre espoir que cette incertitude de la destinée, qui laisse errer la mort sur tous les âges.

Non, il vaut mieux, dans la route du devoir, n’être pas assaillie par des affections si fortes ; elles vous attendrissent trop profondément, elles vous détournent du but où vous devez arriver, elles vous accoutument à des jouissances qui ne dépendent pas