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DELPHINE.

de vous, et que l’exercice le plus pur de la morale ne peut pas vous assurer. Vous vous sentez exposée à ces douleurs déchirantes, dont l’accomplissement habituel des devoirs doit préserver ; et si le malheur vous atteignait, vous ne pourriez plus répondre de vous-même.

Pour vous, madame, vous auriez dans votre famille moins de bonheur, mais moins de craintes ; et vous rempliriez la douce intention de la nature en reposant votre affection tout entière sur vos enfants, sur ces amis qui doivent nous survire. Acceptez cet avenir, madame ; éloignez de vous les chimères qui troublent votre destinée : elle sera bien plus malheureuse, si vous avez à vous reprocher le désespoir, peut-être la mort d’un honnête homme.

M. de Valorbe souffre à cause de vous toutes les infortunes de la terre ; ce n’est pas, je le sais, vous détourner de vous unir à lui, que de vous peindre l’amertume de son sort. Ses biens vont être séquestrés en France, et ses créanciers le poursuivent ici. Je sais que vous lui avez offert, avec une grande générosité, de disposer de votre fortune ; mais rien ne pourra l’y faire consentir si vous lui refusez votre main : un de ces jours il sera jeté dans quelque prison, et il mourra ; car, dans l’état déplorable de sa santé, il ne pourrait supporter une telle situation sans périr.

Vous exercez sur lui un empire presque surnaturel ; je le vois passer de la vie à la mort, sur un mot que je lui dis, qui relève ou détruit ses espérances : ce n’est point pour répéter le langage ordinaire aux amants, c’est pour vous préserver d’un grand malheur, que je vous annonce que M. de Valorbe ne survivra pas à la perte de toute espérance ; et combien ne le regretterez-vous pas alors ! Il ne vous touche pas maintenant, parce que vous redoutez ses instances ; mais quand il n’existera plus, votre imagination sera pour lui, et vous vous reprocherez son sort. Contentez-vous d’être passionnément aimée ; c’est encore un beau lot dans la vie, quand seulement on peut estimer celui qui nous adore !

Dans quelques années, fussiez-vous unie à l’homme que vous aimez, votre sentiment finirait par ressembler à ce que vous éprouveriez maintenant pour M. de Valorbe ; ne vous est-il pas possible de vous transporter par la réflexion à cette époque ? La morale rend l’avenir présent, c’est une de ses plus heureuses puissances ; exercez-la pour votre bonheur, exercez-la pour sauver la vie à celui qui l’avait conservée à M. d’Albémar. Je ne répéterai point les excuses que je vous dois pour cette