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DELPHINE.

ront à peine pour dissimuler mon désespoir ; m’en restera-t il pour faire le bonheur de personne ?

Les détails de la vie domestique, source de tant de plaisirs quand ils se rapportent tous à l’amour, ces détails me feraient mal un à un, et tous les jours : il ne s’agirait pas seulement d’un grand sacrifice, mais de peines qui se renouvelleraient sans cesse ; je redouterais chaque lien, quelque faible qu’il fût, après avoir contracté le plus fort de tous, et je chercherais, avec une continuelle inquiétude, les heures qui pourraient me rester, les occupations qui m’isoleraient, les plus petits intérêts qui pourraient n’appartenir qu’à moi.

Quand le sort d’une femme est uni à celui de l’homme qu’elle aime, chaque fois qu’il rentre chez lui, qu’elle entend son pas, qu’il ouvre sa porte, elle éprouve un bonheur si grand, qu’il fait concevoir comment la nature, en ne donnant aux femmes que l’amour, n’a pas été cependant injuste envers elles ; mais s’il faut que leur solitude ne soit interrompue que par des sentiments pénibles, s’il faut qu’elles aient de la contrainte pour unique diversité de l’ennui, et l’effort d’une conversation gênée pour distraction de la retraite, c’est trop, oui, c’est trop ! À ce prix, qui peut vouloir de la vie ? Vaut-elle donc tant de persistance ? faut-il mettre tant de scrupule à conserver tous les jours qu’elle nous a destinés ?

Ne vous offensez point pour M. de Valorbe, madame, de ce tableau trop vrai du malheur que me ferait éprouver notre union ; je sais qu’il est digne de toute mon estime, mais vous n’avez jamais vu celui dont je me suis séparée pour toujours ; jamais ceux qui l’ont connu ne pourraient me demander de l’oublier ! Ce n’est pas du bonheur, dites-vous, que vous m’offrez, c’est l’accomplissement d’un devoir. Ah ! sans doute, la situation de M. de Valorbe me désespère ; il n’est point de preuve de dévouement que je ne lui donnasse avec l’empressement le plus vif, s’il daignait m’en accorder l’occasion ; mais ce qu’il exige de moi, c’est la perte de ma jeunesse, c’est celle de toutes les années de ma vie, c’est peut-être même le sacrifice de la vie à venir que j’espère.

Puis-je, en effet, répondre des mouvements qui s’élèveront dans mon âme, quand j’aurai longtemps souffert, quand je verrai ma destinée ne laisser après elle, en s’écoulant, que d’amers souvenirs pour aigrir d’amères douleurs ? Ne finirai-je point par douter de la protection de la Providence, et mes résolutions vertueuses ne s’ébranleront-elles pas ? les sentiments doux ne tariront-ils pas dans mon cœur ? C’est du mariage que