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CINQUIÈME PARTIE.

Je crains beaucoup l’ascendant qu’a pris sur vous madame de Ternan ; sa ressemblance avec Léonce en est, j’en suis sûre, la principale cause : elle agit sur vous, sans que vous puissiez vous on défendre ; sans cette fatale ressemblance, madame de Ternan vous déplairait certainement : la femme qui n’a pu se consoler de n’être plus belle doit avoir l’âme la plus froide et l’esprit le plus léger. Moi qui ai été vieille dès mes premiers ans, puisque ma figure ne pouvait plaire, j’ai su trouver des jouissances dans mes affections ; et si vous étiez heureuse, j’aimerais la vie. Madame de Ternan avait des enfants, pourquoi n’a-t-elle pas désiré de vivre auprès d’eux ? Elle était riche, pourquoi n’a-t-elle pas mis son bonheur dans la bienfaisance ? elle n’a vu dans la vie qu’elle, et dans elle que son amour-propre. Si elle avait été un homme, elle aurait fait souffrir les autres ; elle était femme, elle a souffert elle-même ; mais je ne vois en elle aucune trace de bonté, et sans la bonté, pourquoi la douleur même inspirerait-elle de l’intérêt ? En a-t-elle pour vous, cette femme cruelle, quand elle vous offre l’alternative du déshonneur, ou d’une vie qui ressemble à la mort ?

Vous avez la tête presque perdue, vous ne croyez plus à l’avenir ; vous êtes saisie par une fièvre de l’âme qui ne se manifeste point aux yeux des autres, mais qui vous égare entièrement. Je conçois qu’il est des moments où l’on voudrait abdiquer l’empire de soi ; il n’y a point de volonté qu’on ne préfère à la sienne, et la personne qui veut s’emparer de vous le peut alors, sans avoir besoin, pour y parvenir, de mériter votre estime. Mais quand on se trouve dans une pareille situation, ce qu’il faut, mon amie, c’est ne prendre aucune résolution, replier ses voiles, laisser passer les sentiments qui nous agitent, employer toute sa force à rester immobile, et six mois jamais ne se sont écoulés sans qu’il y ait eu un changement remarquable en nous-mêmes et autour de nous.

Ma chère Delphine, avant que votre année de noviciat soit finie, j’irai vous chercher ; et si mes raisons ne vous ont pas persuadée, j’oserai, pour la première fois, exiger votre déférence.

LETTRE XXVII. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
De l’abbaye du Paradis, ce 1er mai.

Pardonnez, ma sœur, si je ne puis vous peindre avec détail les sentiments de mon âme ; parler de moi me fait mal. Ce que