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DELPHINE.

elle ne sera peut-être jamais heureuse. Si elle avait livré son cœur à l’espérance d’être aimée, que deviendrait-elle à présent ? Néanmoins elle ne l’a jamais vu. Mais moi aussi je ne l’ai jamais vu, et les larmes m’oppressent, et la force me manque pour remplir mon triste devoir ! Allons, je m’y soumets, je sors ; adieu. Ce soir je vous rendrai compte de cette journée.

Minuit.

M. Barton est parti depuis une heure, ma chère Louise. Excellent homme, qu’il est malheureux ! Ah ! que les peines de l’âge avancé portent un caractère déchirant ! Hélas ! la vieillesse elle-même est une douleur habituelle, dont l’amertume aigrit tous les chagrins que l’on éprouve.

J’ai été chez madame de Vernon à six heures ; j’ai fait demander M. Barton à sa porte : il est venu à l’instant même avec un air d’empressement et de gaieté qui m’a fait bien mal. Rien n’est plus touchant que l’ignorance d’un malheur déjà arrivé, et le calme qui se peint sur un visage qu’un seul mot va bouleverser. M. Barton monta dans ma voiture, et je donnai l’ordre de nous conduire loin de Paris : j’avais imaginé plusieurs moyens de lui annoncer cet affreux événement ; mais il remarqua bientôt l’altération de mes traits, et me demanda avec sensibilité s’il m’était arrivé quelque malheur. L’intérêt même qu’il prenait à moi l’éloignait entièrement de l’idée que la peine dont il s’agissait pût le concerner. J’hésitais encore sur ce que je lui dirais ; mais enfin je pensai qu’il n’y avait point de préparation possible pour une telle douleur, et je lui remis la fatale lettre.

« Lisez, lui dis-je, avec courage, avec résignation, et sans oublier les amis qui vous restent et que votre malheur attache à vous pour jamais. » À peine cet excellent homme eut-il vu le nom de Léonce, qu’il pâlit ; il lut cette lettre deux fois, comme s’il ne pouvait le croire. Enfin, il la laissa tomber, couvrit son visage de ses deux mains, et pleura amèrement sans dire un seul mot. Je versais des larmes à côte de lui, effrayée de son silence, attendant que ses premières paroles m’indiquassent dans quel sens il cherchait des consolations. Je demandais au ciel la voix qui peut adoucir les blessures du cœur. « Ô Léonce ! s’écria-t-il enfin, gloire de ma vie, seul intérêt d’un homme sans carrière, sans nom, sans destinée, était-ce à moi de vous survivre ? Que fait ce vieux sang dans mes veines, quand le vôtre a coulé  ? Quelle fin de vie m’est réservée ! Ah ! madame, me dit-il, vous