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DELPHINE.

l’interrogeai avec crainte. « M. de Mondoville, nous dit-il, est arrivé hier avec moi ; mais en chemin sa blessure s’est rouverte, et je crains que le sang qu’il a perdu ne mette en danger sa vie : il est dans un état de faiblesse et d’abattement qui m’inquiète extrêmement ; il a repris la fièvre depuis huit jours, et il est maintenant hors d’état non-seulement de sortir, mais même de se tenir debout. Il voudrait, dit M. Barton en se retournant vers madame de Vernon, vous remettre des lettres de sa mère ; il prend la liberté de vous demander de venir le voir. Il n’ose se flatter que mademoiselle de Vernon consente à vous accompagner ; cependant il me semble qu’à présent que les articles sont signés par madame de Mondoville, il n’y aurait point d’inconvenance… » Mathilde interrompit M. Barton, et lui dit en se levant, d’un ton de voix assez sec : « Je n’irai point, monsieur ; je suis décidée à n’y point aller. »

Madame de Vernon n’essaye jamais de lutter contre les volontés de sa fille si positivement exprimées ; elle a dans le caractère une sorte de douceur et même d’indolence qui lui l’ait craindre, toute espèce de discussion ; ce n’est jamais par un moyen de force, de quelque nature qu’il soit, qu’elle veut atteindre à son but. Sans répondre donc à Mathilde ; elle s’adressa à moi et me dit : « Ma chère Delphine, ce sera vous qui m’accompagnerez, n’est-ce pas ? Nous irons avec M. Barton chez Léonce. » Je m’en défendis d’abord, quoique par un mouvement assez inexplicable j’éprouvasse tant d’humeur du refus de Mathilde, qu’il m’était doux d’opposer mon empressement à sa pruderie. Madame de Vernon insista : elle s’inquiétait de la sorte de timidité dont elle est quelquefois susceptible avec une personne nouvelle ; elle craignait ces premiers mouvements dans lesquels Léonce pouvait se livrer à l’attendrissement. J’ai toujours vu madame de Vernon redouter tout ce qui oblige à des témoignages extérieurs, lors même que son sentiment est véritable. On l’accuse de fausseté, et c’est cependant une personne tout à fait incapable d’affectation. Une réunion si singulière est-elle possible ? je ne le crois pas.

Lorsque enfin je ne pus douter que madame de Vernon ne désirât vivement que j’allasse avec elle, j’y consentis. Cependant, quand nous fûmes en voiture, je me rappelai la lettre de Léonce à M. Barton, et il me vint dans l’esprit qu’un homme si délicat sur tout ce qui tient aux convenances trouverait peut-être un peu léger qu’une femme de mon âge vînt le voir ainsi chez lui sans le connaître. Cette pensée me blessa et changea tellement ma disposition, que je montai l’escalier de Léonce