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DE L’AMOUR.

Un malheur plus grand, c’est qu’il soit toujours employé contre leur bonheur : la princesse de Clèves devait ne rien dire à son mari, et se donner à M. de Nemours.

Peut-être que les femmes sont principalement soutenues par l’orgueil de faire une belle défense, et qu’elles s’imaginent que leur amant met de la vanité à les avoir ; idée petite et misérable : un homme passionné qui se jette de gaieté de cœur dans tant de situations ridicules a bien le temps de songer à la vanité ! C’est comme les moines qui croient attraper le diable, et qui se payent par l’orgueil de leurs cilices et de leurs macérations.

Je crois que si madame de Clèves fût arrivée à la vieillesse, à cette époque où l’on juge la vie et où les jouissances d’orgueil paraissent dans toute leur misère, elle se fût repentie. Elle aurait voulu avoir vécu comme madame de la Fayette[1].


Je viens de relire cent pages de cet essai ; j’ai donné une idée bien pauvre du véritable amour, de l’amour qui occupe toute l’âme, la remplit d’images tantôt les plus heureuses, tantôt désespérantes, mais toujours sublimes, et la rend complètement insensible à tout le reste de ce qui existe. Je ne sais comment exprimer ce que je vois si bien ; je n’ai jamais senti plus péniblement le manque de talent. Comment rendre sensible la simplicité de gestes et de caractère, le profond sérieux, le regard peignant si juste et avec tant de candeur la nuance du sentiment, et surtout, j’y reviens, cette inexprimable non-curance pour tout ce qui n’est pas la femme qu’on aime ? Un non ou un oui dit par un homme qui aime a une onction que l’on ne trouve point ailleurs, que l’on ne trouvait point chez cet homme en d’autres temps. Ce matin (3 août), j’ai passé à

  1. On sait assez que cette femme célèbre fit, probablement en société avec M. de la Rochefoucauld, le roman de la Princesse de Clèves, et que les deux auteurs passèrent ensemble dans une amitié parfaite les vingt dernières années de leur vie. C’est exactement l’amour à l’italienne.