Page:Stendhal - La chartreuse de Parme (Tome 1), 1883.djvu/390

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suis exactement comme ce Français étourdi qui tua un jour la poule aux œufs d’or. C’est à la duchesse que je dois le seul bonheur que j’aie jamais éprouvé par les sentiments tendres ; mon amitié pour elle est ma vie, et d’ailleurs, sans elle, que suis-je ? un pauvre exilé réduit à vivoter péniblement dans un château délabré des environs de Novare. Je me souviens que durant les grandes pluies d’automne j’étais obligé, le soir, crainte d’accident, d’ajuster un parapluie sur le ciel de mon lit. Je montais les chevaux de l’homme d’affaires, qui voulait bien le souffrir par respect pour mon sang bleu (pour ma haute puissance), mais il commençait à trouver mon séjour un peu long ; mon père m’avait assigné une pension de douze cents francs, et se croyait damné de donner du pain à un jacobin. Ma pauvre mère et mes sœurs se laissaient manquer de robes pour me mettre en état de faire quelques petits cadeaux à mes maîtresses. Cette façon d’être généreux me perçait le cœur. Et de plus, on commençait à soupçonner ma misère, et la jeune noblesse des environs allait me prendre en pitié. Tôt ou tard, quelque fat eût laissé voir son mépris pour un jacobin pauvre et malheureux dans ses desseins, car aux yeux de ces gens-là, je n’étais pas autre chose. J’aurais donné ou reçu quelque bon coup d’épée qui m’eût conduit à la forteresse de Fenestrelles, ou bien j’eusse de nouveau été me réfugier