Page:Stendhal - Mémoires d’un Touriste, I, Lévy, 1854.djvu/353

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premier mariage, si étonnant, n’aurait été pour elle qu’un mariage de raison. Elle avait dix-huit ans, et voyait bien, avec sa fortune, qu’il fallait finir par se marier.

Il paraît que, par les femmes de chambre, on a obtenu quelques détails précieux sur la conclusion de l’aventure. Elles prétendent qu’un soir M. Villeraye, se promenant au jardin avec madame de Nintrey devant les persiennes du rez-de-chaussée, lui tint à peu prés ce langage : Il faut, madame, que je vous fasse un aveu que ma pauvreté connue rend bien humiliant pour moi. Je ne puis plus espérer de bonheur qu’autant que je parviendrai à vous inspirer un peu de l’attachement passionné que j’ai pour vous. Et comment oser vous parler d’amour sans ajouter le mot mariage ? et quel mot affreux et humiliant pour un homme ruiné ? Je ne pourrais plus répondre de moi si j’étais votre époux ; l’horreur du mépris me ferait faire quelque folie. Si l’argent, au contraire, n’entre pour rien dans notre union, je me regarderais comme ayant enfin trouvé ce bonheur parfait que je commençais à regarder comme une prétention ridicule de ma part.

Par de bons actes fort en règle et des donations acceptées par M. Juge, madame de Nintrey a donné à sa fille tous ses biens, à l’exception de deux terres. Elle a vendu l’une au receveur général trois cent mille francs à peu près comptant, elle a signé pour l’autre un bail de dix ans. Elle est partie pour l’Angleterre après avoir remis sa fille à M. Juge ; sans doute aujourd’hui on l’appelle madame Villeraye. Son caractère si égal avait absolument changé dans ces derniers temps, disent les femmes de chambre. M. Juge était dans le salon ce soir, il se moque plus que jamais de tout le monde. Quant à moi, je suppose que madame de Nintrey avait lieu de croire que sa fille avait pris de l’amour pour M. Villeraye.


L’hôtel de la préfecture, bâti en 1777, a deux façades d’ordre