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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

nié jusqu’à l’absurdité ; mais elle a montré du moins, dans ce système de défense, une singulière opiniâtreté et une âme que rien ne peut fléchir.

« Les lettres, sauf l’orthographe, dit en finissant M. le président N…, sont transcrites fidèlement ; dans les copies que j’en ai vues, l’orthographe avait été rétablie. — La peur de l’enfer, ai-je dit, eût empêché ces suicides. »

— Oui, mais toute sa vie avoir peur, n’est-ce pas du malheur ?

J’ai rapporté cette histoire de préférence à plusieurs autres également authentiques, qu’on a racontées ce soir, parce que les personnages de celle-ci n’ont pas trop d’énergie. La bonne compagnie de l’époque actuelle, seul juge légitime de tout ce que nous imprimons, a une âme de soixante-dix ans ; elle hait l’énergie sous toutes ses formes.

Madame Ranville a d’excellent thé. Vers les onze heures il y a collation, après laquelle sont bien vite parties toutes les personnes qui s’en allaient en voiture. Nous sommes restés huit ou dix de la maison et d’un château voisin ; on a parlé de la gaieté d’autrefois, et Ranville est allé chercher une bouteille du Clos-Vougeot, authentique et presque unique ; il ne lui en reste plus que six de cette année-là (1811). Nous ne sommes remontés dans nos chambres que vers une heure. Nous avons bu cette bouteille entre neuf, nous étions fort gais ; mais j’étais le plus jeune, et j’ai trente-quatre ans. Tous nos jeunes gens du commencement de la soirée sont fort sérieux et font profession de ne trouver aucun plaisir dans la société des femmes. Il y en avait pourtant là de charmantes : ces messieurs ont joué toute la soirée entre eux, et nous ont laissé le champ libre à nous autres vieillards.

J’ai trouvé dans ma chambre un volume de M. de Balzac, c’est l’Abbé Birotteau, de Tours. Que j’admire cet auteur ! qu’il a bien su énumérer les malheurs et petitesses de la province ! Je voudrais un style plus simple ; mais dans ce cas les provinciaux l’a-