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ŒUVRES DE STENDHAL.

chèteraient-ils ? Je suppose qu’il fait ses romans en deux temps, d’abord raisonnablement, puis il les habille en beau style néologique, avec les patiments de l’âme, il neige dans mon cœur, et autres belles choses.


— De la Bourgogne, le 28 avril.

Nous sommes montés à cheval ce matin. Pour distraire un peu mon malheureux ami, crucifié par sa route qui doit lui donner les moyens d’exploiter sa forêt ; nous parlons de galanterie, de vertu et des dames de province.

— Sur six femmes de ce pays, me dit Ranville d’un grand sang-froid, il n’y en a guère qu’une qui ait eu de tendres faiblesses ; une seconde peut s’écrier, comme la marquise de Marmontel : heureusement ! Mais quatre sont dignes de toute notre admiration. J’explique ce phénomène comme la vertu de Londres : si un homme va trois fois de suite dans une maison, tout le voisinage se scandalise, et la femme attaquée est avertie avant d’aimer.

Ranville me donne dix exemples, les meilleurs sont impossibles à rapporter ici ; ils renouvelleraient le scandale dans le pays. Sur cette grande question : y a-t-il de l’amour passionné dans la bonne compagnie de Bourgogne ? sa réponse est absolument négative.

Toutefois l’amant d’une des dames de la société lui a tiré ou en a reçu un coup de pistolet, le soir, à onze heures, à la campagne, le mari se trouvant dans une pièce voisine. On suppose que le mari, fort indifférent, ne s’est point levé. L’amant a eu l’esprit de mettre dans ses intérêts une sorte de garde-chasse, qui, le lendemain matin, est venu raconter d’un air penaud que son fusil était parti dans ses mains par hasard, tout près de la fenêtre de madame, et que lui, de peur d’être grondé, s’était enfui dans les bois, où il avait passe une nuit piteuse. Il avait vu des loups s’approcher de lui, et son fusil n’était pas chargé, etc., etc.