Page:Stern - Mes souvenirs, 1880.djvu/363

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tesse de Niewerkerke, la marquise de Gabriac, avec leurs belles voix et leurs beaux visages, avaient de grands succès dans ces concerts. Quant aux lectures, c’était le plaisir par excellence des Sappho et des Corinne. Sur ce point, madame Récamier l’emportait sur nous victorieusement dans les matinées de l’Abbaye-au-Bois, où on lisait les Mémoires de Chateaubriand et son Moïse ; mais nous ne nous laissions pas décourager. Nous avions les Fables d’Elzéar de Sabran, les Nouvelles du duc de Fezensac, les vers de la marquise du Lau, les poésies de Guiraud, de Soumet, d’Émile Deschamps.

Un jour, chez moi, par très-amicale exception, car il savait à quoi s’en tenir sur le bel esprit des marquises, Alfred de Vigny consentit à lire un de ses poëmes inédits : la Frégate. Je l’en avais prié vivement, indiscrètement. J’en eus bien de la mortification. La lecture, à laquelle j’avais convié toute la fleur aristocratique, les plus jolies femmes de Paris : la princesse de Bauffremont, la comtesse de Montault, sa sœur, la marquise de Castelbajac, sa gracieuse belle-sœur, la comtesse Frédéric de la Rochefoucauld, la comtesse de Luppé, mesdames de Caraman, d’Orglandes, la duchesse de Gramont, etc., ne fut point du tout goûtée. Un silence consternant accueillit l’œuvre et l’auteur. « Ma frégate a fait naufrage dans votre salon », me dit, en se retirant, Alfred de Vigny. « Ce monsieur est-il un amateur ? » venait de me demander l’ambassadeur d’Autriche.