Page:Stevenson - L’Île au trésor, trad. André Laurie.djvu/115

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

terroir s’il en fut jamais. C’était une espèce de pirogue de bois dur, informe et rugueuse, pontée, si j’ose ainsi dire, de peaux de chèvre le poil en dedans ; si petite qu’à peine devait-elle être suffisante pour moi, et que je me suis toujours demandé comment un homme avait pu s’en servir ; avec un banc de rameur aussi bas que possible, un appui pour les pieds et une double pagaie en guise de propulseur. Je n’avais pas vu alors de pirogues de bois et de peaux, telles qu’en construisaient les anciens Bretons ; mais j’en ai vu depuis, et je ne puis donner une meilleure idée de l’embarcation de Ben Gunn qu’en disant qu’elle ressemblait de tout point à la plus primitive de ces pirogues. Elle en possédait en tout cas la principale qualité, — qui est une légèreté extrême.

Maintenant que j’avais vu et touché ce bateau, on pourrait croire que j’avais suffisamment fait l’école buissonnière. Mais une nouvelle idée venait de poindre dans ma tête, et cette idée me séduisait au point de l’accomplir, je crois, à la barbe même du capitaine Smollett. Cette idée, la voici : Pourquoi, protégé par les ombres de la nuit, n’irais-je pas dans cette pirogue jusqu’à l’Hispaniola, pour couper son amarre et laisser aller le schooner s’échouer où il voudrait ?… Il me semblait que les rebelles, après leur défaite du matin, ne pouvaient plus songer qu’à lever l’ancre et à prendre le large. Il me paraissait beau de les en empêcher. Et maintenant que je les voyais laisser leurs hommes de garde sans chaloupe, l’entreprise pouvait être relativement aisée.

Je m’assis par terre pour penser à ces choses et croquer un biscuit, en attendant que la nuit fût tombée. On aurait dit qu’elle était faite à souhait pour mon projet. Le brouillard montait à vue d’œil et cachait entièrement le ciel. L’obscurité fut bientôt profonde. Quand je me décidai à prendre le canot de Ben Gunn sur mon épaule et à me diriger presque à tâtons vers la mer, il n’y avait que deux points visibles dans tout le mouillage : le premier était le grand feu, près du marais, autour duquel les pirates vaincus noyaient leur humiliation dans le rhum ; l’autre était une petite lueur pâle qui perçait à peine le brouillard en indiquant la position du navire à l’ancre.

Le schooner avait graduellement viré de bord avec la marée descendante ; son avant se trouvait tourné de mon côté ; les seuls fanaux allumés à bord se trouvaient dans le salon ; et ce que je voyais n’était que la réflexion, sur la surface des eaux, de la nappe de lumière qui sortait de la fenêtre de la poupe.

La marée étant déjà très basse, j’eus à marcher pendant un assez long espace sur le sable mouillé, où j’enfonçais jusqu’à la cheville. Mais enfin j’arrivai à l’eau, et, y entrant jusqu’à mi-jambe, je réussis à déposer assez adroitement ma pirogue, la quille en bas, sur l’onde amère.