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la cour. Le cocher faisait tout son possible pour éviter les secousses trop fortes ; mais comme la voiture manquait de ressorts et comme force nous était de prendre toujours des chemins de traverse, nous étions si affreusement brisés, sur nos bancs, que nous arrivions à chaque étape nouvelle dans un état tout à fait lamentable. Souvent, en sortant du chariot, la fatigue nous empêchait de manger ; nous nous couchions aussitôt, parfois dans la voiture même, et ne nous réveillions qu’au premier choc des roues se remettant en marche. Nous eûmes quelques accidents, que nous saluâmes comme d’agréables diversions. Tantôt la voiture versait : nous descendions et prêtions au cocher l’aide de nos bras. Tantôt, comme le matin où j’avais rencontré l’équipage, les chevaux anéantis refusaient d’avancer. Souvent nous marchions à côté du chariot pendant une grande partie de la nuit, jusqu’à ce que les premiers rayons de l’aube, ou encore l’approche d’un hameau, nous fissent disparaître comme des revenants.

Je continuais à chérir le colonel autant que je le vénérais. J’avais l’occasion de le voir dans les moments critiques où nous souffrions le plus de la faim et du froid ; il se mourait, le savait, et cependant je ne me rappelle pas qu’un seul mot impatient ou dur soit tombé de ses lèvres. Toujours, au contraire, il se montrait préoccupé de nous faire plaisir ; et, même quand il radotait dans sa fièvre, il radotait gentiment, noblement, comme un vieux héros loyal jusqu’au bout. Vingt fois il s’éveilla brusquement d’une léthargie pour nous raconter de nouveau, comme si nous ne la connaissions pas encore, l’histoire de la façon dont il avait gagné sa croix et dont il l’avait reçue de la main de l’empereur. Il avait encore une autre anecdote qu’il nous répétait volontiers et qui contrastait de la manière la plus piquante avec les observations pessimistes du major sur la race anglaise. Le colonel, lui, ne se fatiguait pas de nous louer les braves gens « chez qui il logeait ». Il avait en vérité une âme si simple et si bonne que les attentions les plus communes suffisaient à