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— Vous pouvez passer sur les détails trop déplaisants ! » déclara doucement mon grand-oncle.

À ces mots, je me sentis tout à coup rempli de pitié. J’avais été d’abord irrité contre ce vieillard, j’avais voulu, à dessein, ne point l’épargner et, tout à coup, je m’apercevais qu’il n’y avait plus rien à épargner chez lui. Soit par insensibilité naturelle, ou par l’effet de l’extrême vieillesse, l’âme s’était à jamais glacée ; et mon bienfaiteur, l’homme qui depuis un mois faisait entretenir le feu dans ma chambre pour mon arrivée, mon seul parent au monde à l’exception d’Alain, — que je savais d’avance être mon ennemi, — cet homme était décidément sorti des conditions habituelles de la vie humaine.

« Fort bien ! lui dis-je. Je ne vous retiendrai donc pas à vous raconter le détail d’une histoire qui n’a rien, en somme, que d’assez banal. Le fait est que, à dix-sept ans, sur le conseil même de feu M. de Culemberg, je dis adieu à mes livres pour entrer au service de la France ; et, depuis lors, j’ai porté les armes sans éclat, mais d’une façon dont l’honneur de notre maison ne saurait avoir à se plaindre.

— Vous avez une voix chaude et qui me plaît assez — me dit mon oncle, se retournant un peu sur ses oreillers, comme pour mieux m’étudier. — J’ai entendu parler de vous en bons termes par M. de Mauséant, à qui vous avez rendu service en Espagne. Je vois en outre que vous avez de l’éducation, de bonnes manières, et une figure agréable, ce qui ne gâte rien. C’est d’ailleurs l’usage que les hommes soient beaux, dans notre famille. Moi-même, jadis, j’ai eu mes succès, dont le souvenir me charme aujourd’hui encore. Or donc, monsieur, j’ai l’intention de faire de vous mon héritier. Je ne suis pas très satisfait de mon autre neveu, le vicomte ; il n’a pas eu pour moi ce respect qui est la flatterie qu’on doit au grand âge. Et puis il a encore d’autres choses contre lui ! »

J’étais bien tenté de lui jeter au nez un héritage offert avec tant de froideur. Mais aussitôt je songeai qu’il était