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société. Ce qui nous arrivait contrariait toutes mes idées sur la discipline : que l’officier eût à rougir devant le simple soldat, ou le maître devant le serviteur, n’était-ce pas le monde renversé ?

Peut-être mon désir de reprendre sur lui ma supériorité naturelle ne fut-il pas tout à fait étranger à l’empressement avec lequel je consentis à lui apprendre le français. Le fait est que, depuis Lichfield, je devins son professeur, et lui — comment dirai-je ? — le plus infatigable des élèves, mais aussi le plus malhabile. Son zèle ne s’éteignait point. Il me faisait répéter vingt fois le même mot, l’estropiait de vingt manières différentes et puis l’oubliait de nouveau avec une célérité magique. Jamais il ne se décourageait. Après chaque relai, c’était, avec un sourire : « Et maintenant, monsieur, voulez-vous que nous fassions notre français ? » Sur quoi je lui posais des questions, y joignant nombre de commentaires et d’explications ; mais jamais une réponse à peu près correcte. Les bras m’en tombaient : pour un peu, j’aurais pleuré.

Je me voyais, à cent ans, enseignant toujours, et Rowley, un élève de quatre-vingt-dix ans, toujours en peine de bredouiller les quatre premiers mots !

Et la chose était d’autant plus désastreuse, que, pour tout le reste, le misérable faisait des progrès étonnants. À chaque étape, il devenait davantage le type accompli du valet, adroit, civil, prompt, attentif, saluant comme un automate, rehaussant aux yeux de tous le prestige de M. Ramornie par la perfection souriante de son service : en un mot paraissant capable de tout au monde, sauf de la seule chose que je m’étais mis en tête d’obtenir de lui, c’est-à-dire qu’il apprît la langue française !