Page:Suarès - Tolstoï.djvu/43

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nombre immense de ces pauvres diables ait passé des siècles dans un abrutissement stupide. Il suffit que les yeux de la pensée s’ouvrent sur ce monde intérieur où, pendant son sommeil, elle a seulement vécu, — pour qu’ils y voient plus loin que n’ont accoutumé les autres. Tolstoï est le Russe qui a vu ce fond caché. On suit en lui l’histoire entière du génie moscovite. Peu de poètes ont jamais été d’une telle importance pour leur nation.

Tolstoï est né d’une famille noble, des premières du pays, mêlée en tout temps à son histoire. Le grand seigneur, aujourd’hui même, en Russie, est encore un produit de l’artifice. À ne le prendre qu’en ce qu’il montre de lui, nulle part un tel abîme ne sépare le peuple de l’homme de la première classe. Il est ce qu’on veut qu’il soit. Pendant un siècle, on l’a connu sous la forme du marquis français. Il a passé de ce style à celui de l’Angleterre. Il a porté d’autres habits encore, et s’est toujours déguisé à s’y méprendre. Mais le masque, pour habilement fixé qu’il soit, l’est sur une chair, des os, et le sang russes. Toutes les modes de l’Occident n’étouffent pas cet Oriental. D’abord, il garde sa force, qu’il aurait dû perdre, ayant