Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 15.djvu/110

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d’avance ; mais ne croyez pas, monsieur Jean, que je craindrai d’aller noircir ma robe à la fumée de votre forge ; je vous prouverai aussi que je ne crains pas non plus d’être assourdie du bruit de votre enclume. Et toi, mère, que dis-tu de nos projets ?

— Je dis que notre cher Jean est l’honneur, la probité, la délicatesse même, — répond madame Desmarais avec une émotion croissante ; — je dis que je vivrais, s’il le fallait, dans un grenier, plutôt que de me séparer de vous, mes enfants ; je dis, enfin, que maintenant j’ai honte des préjugés dans lesquels j’ai vécu jusqu’ici à l’égard des gens du peuple. Jean m’apprend à les connaître.

— Ah ! chère belle-mère, — reprit Jean Lebrenn d’une voix pénétrée, — ces préjugés dont vous vous accusez, je les comprends, je les excuse ; ce qui les cause, ce qui même les justifie parfois, ce sont les défauts de tant de malheureux déshérites laissés dans la misère, dans l’ignorance, dans l’abandon, qui presque toujours engendrent fatalement des vices. Aussi, savez-vous pourquoi je tiens tant à succéder à maître Gervais dans son établissement, où sont toujours employés une vingtaine d’ouvriers comme moi ? C’est mon désir de former dans notre atelier une sorte d’école pratique d’artisans laborieux, probes, instruits, jaloux de leurs droits de citoyens, mais aussi pénétrés de leurs devoirs civiques ; j’espère rendre encore plus fervent, plus éclairé leur amour pour la patrie, pour la république, je veux, en les associant à mes travaux, les associer aux bénéfices qu’ils produisent ; je compte, enfin, veiller avec une sollicitude paternelle sur mes jeunes apprentis : je les choisirai, autant que possible, orphelins, afin de leur rendre une famille et de les élever en bons républicains ; je n’ai pas trop présumé de vous, Charlotte, n’est-ce pas, en comptant sur votre aide en faveur de ces pauvres enfants ?

— Ah ! comptez aussi sur mon concours, mon cher Jean, — dit madame Desmarais les yeux humides de larmes. — Je comprends maintenant la grandeur, la sainteté de la tâche que vous vous imposez envers ces ouvriers, ces apprentis : vous avez charge d’âmes !