Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 15.djvu/94

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ajoute, faisant allusion à la manière dont est armé son adversaire et au surnom donné aux royalistes dès avant le 10 août : — On vous a bien nommés les chevaliers du poignard ; cette arme est celle des traîtres ; allons, ramasse ce sabre, comte de Plouernel, et défends-toi. Le soufflet que tu m’as donné sera, tu l’as dit, inscrit dans ma légende, et ta mort aussi, je l’espère.

— Jean ! — s’écrie Victoria frémissant, — quoi, tu veux, seulement armé de cette barre de fer…

— Je suis serrurier, c’est mon arme, mon poignet est solide et je sais tirer le bâton ; d’ailleurs, je n’ai pas deux sabres.

— Jean, mon frère bien-aimé, si tu ne renonces pas à ce combat inégal, j’appelle nos voisins, et…

—… Et tu soustrais cet homme à ma vengeance. Ah ! Victoria, au nom de notre mère, au nom de ta tendresse pour moi, pas un mot de plus, — répond l’artisan à sa sœur avec un accent qui n’admettait pas de réplique, pendant que M. de Plouernel, ayant ramassé précipitamment le sabre, se disait en se mettant en défense :

— La colère m’a emporté, j’ai eu tort de souffleter ce drôle ; il me laissait sortir de céans, j’avais chance d’échapper. Allons, le mal est fait, j’irai à l’échafaud ; mais je suis de première force à l’escrime, et j’aurai du moins la joie de tuer ce misérable sous les yeux de sa sœur, qui paraît l’aimer tendrement ; je serai ainsi quelque peu vengé de cette horrible femme qui m’a fait tant souffrir.

Victoria, si vaillante, sentait son courage défaillir en songeant au péril que bravait son frère ; elle fut sur le point, malgré la solennelle recommandation qu’il venait de lui faire, d’ameuter contre l’émigré les patriotes de la maison ; mais la jeune femme était retenue par cette pensée que Jean, souffleté par le comte, voulait et devait vouloir tirer de cet infâme outrage une vengeance personnelle ; aussi, malgré son attachement passionné pour son frère, elle dut se résigner avec une angoisse déchirante à le voir affronter les redoutables hasards de ce duel inégal.