Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 3.djvu/315

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l’histoire de notre famille… Alors, se voyant mourir, il m’a dit :

— Mon enfant, tu écriras seulement ceci sur notre légende :

« Mon grand-père Gildas et mon père Goridek ont vécu dans notre maison, calmes, heureux, en bons laboureurs, fidèles à l’amour de la vieille Gaule et à la foi de leurs pères, bénissant Hésus de les avoir fait naître et mourir au fond de la Bretagne, seule province où depuis tant d’années l’on n’aie presque jamais ressenti les secousses qui ébranlent le reste de la Gaule, car ces agitations viennent mourir aux frontières impénétrables de l’Armorique bretonne, comme les vagues furieuses de notre Océan viennent se briser au pied de nos rocs de granit. »

Voilà donc, mon fils Jocelyn, voici pourquoi ni ton aïeul, ni son fils Goridek, n’ont pas écrit un mot sur nos parchemins.

« — Et pourquoi, — diras-tu, — vous, Araïm, vous, mon père, si vieux déjà, ayant fils et petit-fils, pourquoi avez-vous payé si tard votre tribut à notre chronique ? »

— Il y a deux raisons à ce retard, mon fils Jocelyn : la première est que je n’avais pas assez à dire, la seconde est que j’aurais eu trop à dire.

« — Bon, — penseras-tu en lisant ceci, — le grand âge a troublé la raison du vieil Araïm ; ne dit-il pas avoir à la fois trop et trop peu à raconter ? est-ce raisonnable ? S’il a trop, il a assez… s’il n’a pas assez, il n’a point trop… »

— Attends un peu, mon garçon… ne te hâte pas de croire que le bon père tombe en enfance… Or, voilà comment j’ai à la fois trop et point assez à écrire ici.

En ce qui touche ma vie à moi, vieux laboureur, je n’ai pas, non plus que nos aïeux, depuis Scanvoch, assez à raconter ; car, en vérité, voyez un peu l’intéressant et beau récit :

L’an passé les semailles d’automne ont été plus plantureuses que les semailles d’hiver ; cet an-ci, c’est le contraire ; ou bien, la grande taure noire donne quotidiennement six pintes de plus de lait que la