Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 6.djvu/119

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— Hélas ! — dit timidement Anne-la-Douce sans oser lever les yeux sur la guerrière, — que pouvait-elle faire, cette infortunée Ghisèle ?

— Tuer Rolf ! — répondit l’héroïne. — Et si elle ne se sentait pas la main assez ferme pour frapper un tel coup, elle devait se tuer... ou dire à sa nourrice : Tue-moi !

— Gaëlo, — reprit le vieillard, — ta femme parle comme nos mères des temps passés, ces vaillantes Gauloises qui, pour elles et pour leurs enfants, préféraient la mort aux hontes de l’esclavage... Mais, ma fille, comment l’as-tu reconnue ?

— Rolf, le jour de son mariage, après avoir prêté foi et hommage au roi des Français...

— ... L’a fait tomber à la renverse en le tirant par le pied, — dit Eidiol en interrompant Gaëlo — Le bruit de cet outrage s’est répandu le soir même dans la cité de Rouen.

— Et l’on a beaucoup ri, — reprit Rustique-le-Gai, — oh ! l’on a beaucoup ri de cet hommage au pied levé...

— Donc, — reprit Gaëlo en souriant de la joyeuseté du jeune marinier, — après la cérémonie de son mariage et de l’investiture de ses duchés de North-mandie et de Bretagne, Rolf alla souper, s’enivra, et lorsqu’il fut ivre, il s’écria : « Maintenant, je vais chez ma femme ! » Si peu pitoyable que je sois pour les races royales, le sort de Ghisèle me toucha ; je fis, non sans peine, entendre à Rolf qu’il fallait prévenir sa femme de sa venue, et, me chargeant de ce soin, je me fis conduire à l’appartement de Ghisèle ; sa nourrice me reçut, je l’engageai, pour cette nuit du moins, à cacher la jeune épousée, afin de la soustraire aux brutalités de l’ivresse de Rolf. En parlant à Jeanike, je remarquai par hasard sur ses bras, qu’elle avait demi-nus selon la coutume, ces deux mots : Brenn-Karnak.

— Maintenant, je comprends tout ! — reprit Eidiol ; — reconnaissant à ce signe que Jeanike appartenait à notre famille, et te souvenant de mes regrets sur ma fille disparue, tes soupçons se sont éveillés...