Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 6.djvu/168

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épidémies, dont les bestiaux des champs sont souvent frappés, atteignirent les bêtes fauves de la forêt ; elles maigrissaient, perdaient leurs forces, mouraient dans les taillis ou sur les routes, et leur chair, corrompue en un instant, se détachait de leurs os. À défaut de venaison, nous étions réduits, vers la fin de l’automne, à vivre de racines sauvages ou des baies desséchées de quelques arbustes ; nous mangions, aussi des couleuvres, que nous prenions engourdies dans les trous où elles se retirent aux approches de l’hiver. La faim nous pressant de plus, en plus, j’avais, pour l’assouvir, tué, non sans pleurer, un pauvre vieux limier, mon compagnon de chasse, nommé Deber-Trud, en mémoire du chien de guerre de notre aïeul Joel ; nous avions ensuite mangé la moelle du bois de sureau, puis des feuilles d’arbres bouillies dans l’eau ; mais elles jaunirent sur les branches aux premiers froids ; cette nourriture de feuilles mortes nous devint insupportable ; il fallut, aussi renoncer à l’aubier, ou seconde écorce des arbres tendres, tels, que le Tremble ou l’Aulne, concassée entre des pierres. Lors des dernières famines, quelques malheureux avaient, disait-on, soutenu leur existence en se nourrissant d’une sorte d’argile grasse (C). Il se trouvait non loin de notre demeure un filon de cette terre... j’en allai quérir, vers les derniers jours, de décembre ; c’était une glaise verdâtre, d’une pâte fine, molle et lourde, sans autre saveur qu’un goût fade ; nous nous crûmes sauvés. Mon fils, sa femme, leurs enfants et moi, nous dévorâmes, d’abord, cette argile ; le lendemain, notre estomac contracté refusa cette nourriture pesante comme du plomb. Trente-six heures se passèrent ; la faim recommença de nous mordre les entrailles. Il avait beaucoup neigé pendant ces trente-six heures : laissant ma famille affamée, je sortis de notre hutte, la mort dans l’âme ; j’allai visiter des lacets tendus par moi dans l’espoir de prendre quelques oiseaux de passage en ce temps de neige. Mon espoir fut trompé. À peu de distance de ces lacets se trouvait le ruisseau de la Fontaine-aux-Biches, alors gelé ; la neige couvrait ses bords, j’y reconnus, avec saisissement, les pas d’un