Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 6.djvu/172

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

armé comme il l’est, il me tuerait. — Ces réflexions se succédaient rapidement dans mon cerveau troublé. Je me cachais depuis quelques secondes à peine près de la fenêtre, lorsque l’énorme dogue, me flairant sans doute, se met à gronder avec colère, sans abandonner son os. Grégoire, à ce moment, retirait la viande de la broche ; il dit à son chien, dont les grondements devenaient courroucés : « — Qu’est-ce qu’il y a, Fillot ? Hardi, mon brave ! défendons notre souper, tu as tes crocs, j’ai mes armes ; mais, va, ne crains rien, personne n’oserait entrer ici... Paix-là donc ! paix-là, mon Fillot ! » — Le dogue, loin de s’apaiser, abandonna son os et se mit à aboyer avec furie en s’approchant de la fenêtre. « — Oh ! oh ! — dit le tavernier déposant la viande dans un grand plat de bois placé sur la table, — Fillot quitte un os pour aboyer... il y a quelqu’un au dehors... » Je me recule aussitôt, et du milieu des ténèbres où je me cachais, je vois Grégoire armé de sa pique, ouvrir toute grande la fenêtre et y paraître à mi-corps criant d’une voix menaçante : « — Qui va là ? Si l’on cherche la mort on la trouvera ici... » — L’action devançant presque ma pensée, je saisis mon arc, j’ajuste ma flèche, et, invisible à Grégoire, grâce aux ombres de cette nuit profonde, je le vise en pleine poitrine ; ma flèche siffle, il pousse un cri suivi d’un long gémissement, tombe la tête et le buste en avant sur le rebord de la fenêtre, sa pique s’échappe de ses mains, je la saisis, au moment où le dogue furieux, s’élançant par-dessus les épaules de son maître, sautait au dehors pour se jeter sur moi, et je le cloue sur le sol d’un coup de pique au travers du corps. J’avais commis ce meurtre avec la férocité d’un loup affamé. La faim causait mon vertige, il cessa lorsqu’elle fut apaisée ; la raison me revint, je me trouvai seul dans la taverne en face du morceau de viande dont je venais de dévorer la moitié. Croyant sortir d’un songe ; je regarde autour de moi avec stupeur ; soudain, à la lueur du foyer, mes yeux s’arrêtent par hasard sur les ossements abandonnés par le dogue de Grégoire-Ventre-creux ; parmi ces débris sanglants, il me sembla re-