Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 6.djvu/181

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ture dont j’ai apporté les restes à ma famille, l’a empêchée d’expirer au milieu des tortures de la faim ; mon petit-fils est mort... vaut-il mieux ensevelir sa chair, ou la faire servir à prolonger la vie de ceux qui lui ont donné le jour ? »

Après avoir hésité devant cette effrayante extrémité, je m’y suis résolu, songeant à l’agonie des miens. J’ai allumé le monceau de bois sec, j’y ai jeté les chairs de mon petit-fils, et à la lueur du bûcher j’ai enseveli ses os, moins un fragment de son crâne, que j’ai conservé comme une triste et pieuse relique, sur laquelle j’ai gravé ces mots sinistres en langue gauloise : fin-al-bred (fin du monde). Puis, retirant du brasier ces chairs grillées, je les ai apportées à ma famille expirante ; et, dans l’ombre, ces malheureux ont mangé... ignorant ce qu’ils mangeaient. Le surlendemain de ces nuits maudites, j’appris d’un serf bûcheron qu’un de mes camarades, forestier comme moi des bois de Compiègne, trouvant au matin le corps de Grégoire-le-Tavernier percé d’une flèche restée dans sa blessure, et ayant reconnu cette flèche pour l’une des miennes à la façon particulière dont elle était empennée, m’avait dénoncé comme coupable du meurtre. Le baillif du domaine de Compiègne me détestait, et quoique mon crime eût délivré la contrée d’un monstre, qui égorgeait les voyageurs pour les dévorer, le baillif ordonna mon supplice. Instruit à temps, décidé à fuir, je dis adieu à mon fils ; mais il voulut, ainsi que sa femme et leurs deux enfants, m’accompagner ; nous ne pouvions d’ailleurs être plus misérables ; la chair du daim fumée que nous emportions dans nos bissacs pouvait assurer notre subsistance pendant un long trajet ; servage pour servage, peut-être serions-nous moins à plaindre en d’autres lieux. La famine, quoique générale, sévissait moins, disait-on, dans certaines contrées. Le soir venu, nous avons quitté notre demeure de la Fontaine-aux-Biches ; mon fils et sa femme portaient tour à tour sur leur dos la petite Jehanne ; l’autre enfant, Nominoé, déjà grand, marchait à mes côtés. Hors des limites du domaine royal, j’étais du moins en sûreté. Apprenant plus tard