Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 6.djvu/209

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aboutissant parmi les rochers qui s’étendent vers le nord, au pied de la montagne où s’élève le manoir seigneurial. » — En effet, Jehanne, par ces temps de guerres continuelles, de pareils travaux s’exécutent dans tous les châteaux forts, leurs possesseurs voulant toujours se réserver le moyen d’échapper à l’ennemi. Environ six mois avant l’achèvement de ce donjon, et lorsqu’il ne restait plus qu’à construire l’escalier et l’issue secrète tracés sur les plans de mon aïeul, mon père eut les deux jambes brisées par la chute d’une pierre énorme ; ce fut pour lui un grand bonheur.

— Que dis-tu, Fergan ?

— Écoute encore... Mon père resta donc ici, dans cette masure, pendant six mois, incapable de travailler par suite de ses blessures. Durant ce temps, le donjon fut achevé ; mais les serfs artisans, au lieu de revenir chaque soir à leurs villages, ne sortirent plus du château.

— Pourquoi cela ?

— Le seigneur de Plouernel voulait, disait-il, hâter l’achèvement des travaux, et épargner le temps perdu le matin et le soir par le déplacement des serfs. Pendant six mois environ, les gens de la plaine virent le mouvement des travailleurs rassemblés sur les dernières assises du donjon, qui s’élevait de plus en plus ; puis, lorsque la plate-forme et les tourelles dont il est couronné furent achevées, l’on ne vit plus rien... et les serfs ne reparurent jamais dans leurs villages.

— Qu’étaient-ils donc devenus ?

— Neroweg IV, craignant qu’ils ne fissent connaître l’issue secrète construite par eux, les fit enfermer dans le souterrain dont je t’ai parlé ; ce fut là que mon aïeul et ses compagnons de travail, au nombre de vingt-sept, expirèrent en proie aux tortures de la faim (N).

— Ah ! — s’écria Jehanne avec épouvante, — c’est horrible !

— Horrible!... Et les prêtres nous prêchent la soumission à nos seigneurs ! — reprit le carrier avec un sourire amer. — Mon père, retenu ici par ses blessures, échappa seul à cette mort affreuse, ou-