Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 6.djvu/64

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Savinien, quoiqu’il ne cessât de jeter des regards de plus en plus inquiets sur le chargement de ses chariots, depuis qu’on lui avait refusé l’entrée de l’abbaye, se mit pieusement à genoux lorsque la procession mortuaire passa devant lui, précédée de la nonne éplorée ; celle-ci, devançant ses compagnes d’un pas rapide, s’approcha de la porte de l’abbaye, et à travers le guichet s’écria d’une voix entrecoupée de sanglots : — Mes chers frères, ouvrez ce saint lieu de refuge à de pauvres brebis qui fuient les loups ravisseurs. Notre vénérable mère en Dieu a déjà succombé ; nous apportons ses restes chéris !

— Quoi ! c’est vous, sœur Agnès ? — dit le gros moine-portier à travers son guichet. — Ces démons north-mans sont-ils déjà si près d’ici, qu’ils aient envahi le couvent de Sainte-Placide ?

— Hélas ! mon cher frère, cette nuit, une vingtaine de ces maudits ont débarqué non loin du monastère, — répondit la nonne en sanglottant. — Réveillées par la lueur des flammes de l’incendie, par les cris d’effroi des serfs qui occupaient les bâtiments extérieurs de notre couvent, quelque-unes de nous ont pu se vêtir et fuir à la hâte avec notre sainte abbesse, par une issue donnant sur les champs ; mais, hélas ! hélas ! notre vénérable mère, tant affaiblie déjà par la maladie, a ressenti une si grande épouvante, qu’au bout d’un quart d’heure de marche, elle s’est évanouie entre nos bras, et bientôt... — ajouta sœur Agnès, dont les sanglots éclatèrent de nouveau,— et bientôt notre vénérable mère est passée de la terre au ciel !... Nous apportons ses restes bien-aimés pour qu’on puisse leur rendre au moins les derniers devoirs.

Sœur Agnès achevait à peine ces paroles, qu’elle fut rejointe par le funèbre cortège. Le frère portier, après avoir écouté ce récit en gémissant et se frappant la poitrine, ouvrit la porte et envoya l’un des moines prévenir l’abbé de ce nouveau malheur. Le corps de la supérieure et les nonnes qui l’accompagnaient entrèrent dans l’intérieur de l’abbaye, suivis des deux chariots remplis de fourrages, conduits par Savinien. La sombre figure du serf parut tressaillir d’une