Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 8.djvu/19

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prix, la ruine générale, sauf à la cour somptueuse du roi Jean et dans les manoirs des seigneurs, où vont s’engloutir les richesses si péniblement acquises par le commerce des bourgeois, l’industrie des artisans et les écrasants labeurs des vilains et des serfs.

Et maintenant, fils de Joel, lisez ce récit, qui commence pendant la sixième année du règne de Jean.




Un dimanche, vers la fin du mois d’octobre de l’année 1356, un assez grand mouvement régnait, dès le matin, dans la petite ville de Nointel, située à quelques lieues de Beauvais en Beauvoisis. Déjà le cabaret d’Alison-la-Vengroigneuse (ainsi nommée en raison de son caractère souvent revêche, quoiqu’elle fût bonne et charitable femme) se remplissait d’artisans, de vilains et de serfs qui venaient attendre l’heure de la messe dans cette taverne, où, grâce à la misère du temps, l’on buvait peu et l’on parlait beaucoup, ce dont Alison ne se plaignait guère ; aussi babillarde que vengroigneuse, elle aimait mieux voir son cabaret rempli de jaseurs que vide de buveurs ; encore fraîche et accorte, quoiqu’elle eût dépassé la trentaine, elle portait courte cotte et gorgerette échancrée, peut-être parce que son corsage était rebondi et sa jambe bien tournée. Les cheveux noirs, l’œil vif, les dents blanches, la main prompte, Alison, depuis son veuvage, avait souvent cassé les pots de son cabaret sur la tête des buveurs trop expressifs dans leur admiration pour ses charmes ; aussi, en bonne ménagère, remplaçait-elle par précaution ses pots de grès par des pots d’étain. Alison semblait être, ce matin-là, de très-méchante humeur, à en juger par son front plissé, ses mouvements brusques et sa parole âpre et grondeuse. Bientôt entra dans le cabaret un homme dans la maturité de l’âge ; sa figure osseuse, brûlée par le soleil, n’avait de remarquable que deux petits yeux fauves, perçants et rusés, à demi cachés sous ses épais sourcils grisonnants comme sa chevelure épaisse qui s’échappait en désordre de son vieux bonnet de laine. Il venait de par-