Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 8.djvu/67

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— Mort-Dieu ! est-ce que tu perds tout à fait la raison, Conrad ? Me vois-tu attristé parce que Jacques Bonhomme m’a prédit que je serais noyé ?… Corps-Dieu ! c’est moi qui veux noyer ta tristesse dans une pleine coupe de ton vieux vin de Bourgogne… Allons, Conrad, à cheval… à cheval ! le souper nous attend ; vivent la joie et l’amour !

— J’ai peut-être eu tort de forcer la femme de ce serf, — répétait à part soi le sire de Nointel ; — je ne sais pourquoi en ce moment me revient à l’esprit une tradition conservée par la branche aînée de ma famille, qui, depuis des siècles, habite l’Auvergne. Cette tradition raconte que la haine des serfs a souvent été fatale aux Neroweg !

— Hé ! Conrad, à cheval ; ton varlet tient l’étrier depuis une heure, — dit la joyeuse voix de Gérard. — Maudit songe-creux, à quoi penses-tu ?

— Non, je n’aurais pas dû forcer la femme de ce vassal, — murmura encore le sire de Nointel en montant à cheval et prenant la route de son manoir, accompagné de Gérard de Chaumontel et suivi de ses hommes.




La salle basse du cabaret d’Alison-la-Vengroigneuse est close ; une lampe l’éclaire, la porte et les volets sont au-dedans verrouillés. Aveline-qui-jamais-n’a-menti est à demi étendue sur un banc, ses mains croisées sur son sein, la tête appuyée sur les genoux d’Alison ; elle semblerait sommeiller, si de temps à autre un tressaillement convulsif n’agitait son corps ; son visage décoloré porte les traces des larmes qui, plus rares, s’échappent encore parfois de ses paupières gonflées. La cabaretière contemple cette infortunée avec une expression de pitié profonde. Guillaume Caillet, assis près de là, son coude sur son genou, son front dans sa main, ne quitte pas sa fille des yeux ; il s’est, après l’amende honorable de Mazurec, souvenu d’Alison, et, comptant sur sa bonté, il a conduit Aveline dans la taverne à