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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés IV (1850).djvu/103

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vrir, m’ont échappé jusqu’ici… Aux yeux du monde, aux yeux de mon père, dont la vie s’éteint au milieu d’une lutte cruelle entre le souvenir de sa tendresse pour moi et l’aversion que je lui inspire, depuis qu’il croit que je ne suis pas sa fille, aux yeux du monde, aux yeux de mon père, vous dis-je, ma mère a été coupable… l’éclat de ma fuite avec Just fera prononcer une parole terrible : Telle mère, telle fille ! Ma faute serait un nouvel outrage dont on accablerait la mémoire de ma mère… Me comprenez-vous ?…

« Et ce n’est pas tout encore ; oh ! mon amie ! quel abîme que le cœur !…

« J’aime Just… oui, je l’aime tendrement, noblement, je vous le dis, le front haut, car cet amour est pur encore ; le jour où il aurait cessé de l’être, j’aurais pour jamais quitté M. de Montbar.

« Écoutez ma confession, mon amie ; je vous dirai tout, sincèrement, sans honte, sans orgueil, comme je l’aurais dit à ma mère. — J’ai aimé trois fois — c’est beaucoup ; — ce n’est pas ma faute ! — Si le premier homme que j’ai aimé l’avait voulu, l’avait mérité… je n’aurais jamais eu qu’un amour au monde.

 « Ce premier attachement a daté de l’enfance.
 

« … Aussi tout ce qui se rapportait à cet indigne amour, ce n’était pas même une chose passée… oubliée… c’était le néant… cela n’avait jamais existé.

« Libre… alors ; j’ai aimé mon mari, comme il ne m’est plus permis d’aimer, parce que, même dans mon amour pour Just, il y a un côté de déloyauté forcée par ma position, qui m’humilie, et puis enfin, parce qu’il y a pour moi quelque chose de triste, de honteux à répéter à Just, sincèrement il est vrai, presque les mêmes mots, les mêmes assurances d’affection que j’ai dites à un autre… sincèrement aussi. Car, hélas ! l’amour n’a qu’un langage… Et puis mon amour pour Just est né au milieu des larmes, au milieu de chagrins affreux ; la racine en est amère, les fruits sont amers aussi… mais il n’importe, je n’ai plus le choix ; mieux vaut pour moi cet amour mêlé de regrets, de remords et d’amertume, que cette vie morne, solitaire, désolée, qui a été si longtemps la mienne… et qui, sans vous, sans votre tendre amitié, ne se fût pas prolongée longtemps.