Page:Sue - Martin l'enfant trouvé, vol. 3-4.djvu/73

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et nourrissant… que le métier de cet ogre ! — dis-je en souriant avec tristesse. — Voilà un homme prédestiné ! Ah !… si les prix d’honneur avaient seulement ce bel avenir assuré !!

» Et je passai, laissant derrière moi les bateleurs, l’ogre vivant et les fanfares lointaines qui m’arrachèrent cette autre réflexion, mêlée d’un mélancolique orgueil :

» — Et pour moi aussi on a joué des fanfares !

» La nuit arriva, nuit tiède et douce, malgré la saison d’hiver ; les promeneurs devinrent de plus rares en plus rares, je me trouvai bientôt seul ; méditant ma belle théorie du suicide antique, je m’étais approché de la berge de la rivière, assez élevée en cet endroit…

» Soudain les épreintes de la faim devinrent horriblement aiguës, une espèce de vertige s’empara de moi, je me décidai à en finir avec la vie… et, tournant le dos à la rivière, je me laissai tomber à la renverse.

» La fraîcheur de l’eau sans doute réveilla mon instinct de conservation ; machinalement je me débattis : à ma grande surprise, je m’aperçus qu’au lieu d’enfoncer, j’étais soutenu à fleur d’eau par un objet invisible ; mais, à un nouveau mouvement que je fis, je plongeai par-dessus la tête, et je me sentis, malgré ou à cause de mes efforts désespérés, de plus en plus enlacé au milieu des mailles d’un vaste filet. Au même instant, je bus deux ou trois gorgées d’eau qui me suffoquèrent, et je perdis à-peu-près connaissance.

» Que se passa-t-il ensuite ?… je ne sais : soit que le courant eût entraîné le filet arraché, par ma chute,