Page:Sully Prudhomme - Œuvres, Poésies 1878-1879, 1886.djvu/23

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entre eux ces points de vue, les regards sont dirigés sur le même objet ; la connaissance en devrait être plus complète par la concordance de tous les aspects, La différence des points de vue est plutôt propre à faire converger les esprits qu’à les séparer. Ce qui les sépare, c’est leur inégal progrès dans la réflexion qui fait que leur vue a des portées très différentes. En visant la même chose, fût-ce du même côté, ils l’analysent différemment et ne s’en font pas la même idée, sans pour cela s’en faire une idée fausse. À proprement parler, les esprits ne sont pas en état de se contredire, parce qu’ils ne se rejoignent pas ; les uns devancent les autres. Le même langage ne peut servir à tous ; pour se contredire, il faudrait au moins qu’ils s’entendissent, ils ne s’entendent pas. Les discussions aboutissent presque toujours au mutuel aveu d’un désaccord sur le sens des mots ; or, ce sens varie selon le degré de réflexion : tel mot prend un sens plus profond pour l’un des interlocuteurs que pour l’autre. La conciliation reste impossible, à moins qu’ils ne commencent ensemble un travail de définition, une recherche de commune méthode, et si la bonne foi est entière des deux côtés, la dispute, longtemps stérile, pourra devenir une fructueuse collaboration.

La raison, en effet, chez tous les hommes est de même nature, a les mêmes exigences et se pose les mêmes questions. Sans cette identité de l’intelligence, le langage ne se fût jamais formé, car il implique la logique. La formation des langues et la possibilité de les traduire les unes dans les autres témoignent assez de l’unité de la raison humaine. Il faut que chacun de nous, sous peine de rester insociable, arrive progressivement à concevoir tout ce qu’il entend nommer, afin de participer au bienfait de l’entente commune. Cette en-