Page:Sully Prudhomme - Œuvres, Poésies 1878-1879, 1886.djvu/28

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divers actes, l’homme pensait comme il marche. Or, de même qu’il est contraint de prendre conscience de sa marche, de calculer ses pas et de les diriger par une volonté expresse dès que le chemin devient difficile, de même il a dû se sentir penser, il a dû observer en lui cette fonction et y devenir attentif pour la bien conduire, dès qu’il a rencontré de sérieux obstacles à l’intelligence de l’objet. À côté de la méthode naturelle, instinctive, qui n’est que la spontanéité de l’esprit, et ne varie sans doute point d’un homme à l’autre, des méthodes artificielles prirent donc naissance par la réflexion de la pensée sur ses propres actes. Toute méthode artificielle suppose une certaine expérience acquise du mécanisme intime de la pensée, et la méthode est évidemment d’autant plus sûre, que cette expérience est plus avancée et plus exacte. Dans l’histoire de la connaissance, on voit bientôt la réflexion se substituer à la spontanéité, des essais de méthode aux tentatives de la recherche instinctive. L’homme, en effet, n’a pas usé de ses facultés intellectuelles selon le vœu le plus strict de sa nature animale, qui ne vise qu’à la conservation de l’espèce ; il les a très vite appliquées à l’étude plus noble et pour ainsi dire contemplative de tout l’Univers. Aussitôt les problèmes les plus complexes se sont posés à sa raison novice. Le progrès lent, quotidien, qu’elle pouvait spontanément accomplir dans la science tout empirique des moyens de subsister, n’a plus suffi à cette ambition aristocratique de savoir pour savoir. La raison, repoussée brutalement dès ses premières démarches, s’est sentie acculée. Ce sentiment a provoqué en elle la première conscience de son effort, et, se retournant sur elle-même, elle s’est dès lors par la réflexion emparée de la direction de son entreprise.