Page:Sully Prudhomme - Œuvres, Poésies 1878-1879, 1886.djvu/294

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Mais bien le lait qui court d’elle à ses descendants,
Plein de ferments couvés depuis des milliers d’ans,
Dépôt de vérités et de vertus amères,
De vices monstrueux et d’absurdes chimères,
Que reçoit des aïeux tout homme à son insu
Pour le léguer plus lourd qu’il ne l’avait reçu.
Quand je songe à ma part dans ce vaste héritage
De pensers et de mœurs amassés d’âge en âge,
Je ne sais où me prendre, et cherche avec effroi
Dans mon être, âme et corps, ce que j’appelle moi,
S’il est rien dans cet être entier qui m’appartienne,
Si la justice, en moi, plus que le reste est mienne.
Tant de fous violents, d’adroits ambitieux,
Usurpant dans mon cœur son rôle au nom des Dieux,
Par la voix de l’oracle ou la voix du prophète,
M’ont, sous son nom, dicté la loi qu’ils avaient faite !
Tant de sages, de rois, de prêtres sont venus
De tous les lieux nommés, de tous les temps connus,
Emmaillotter mon cœur de langes invisibles,
Incliner sur mon front leurs codes et leurs bibles,
Et me rompre à leur gré les reins et les genoux,
Chuchotant ou criant : « La justice, c’est nous ! »
Et qu’y pouvais-je, à l’âge où la raison s’ignore,
Où les sens étonnés s’interrogent encore ?
Devant moi se dressaient leurs puissants héritiers :
« Sers et crois, m’ont-ils dit, de force ou volontiers ! »
J’obéis et je crus, sans dépouiller leurs titres,
Fasciné, comme si les crosses ou les mitres,
Les sceptres vacillants et les bandeaux étroits
De nos dominateurs, maîtres de nous sans droits,