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réflexions sur l’art des vers

à rajeunir un instrument d’expression surmené et usé par la foule de leurs devanciers. Cet instrument qu’elle hérite a pu rendre à merveille les caractères saillants de la nature humaine, ceux des races dont la fusion a formé le peuple français, ceux des nombreuses variétés du type national, ceux des modèles singuliers les plus accentués, les plus éminents de ce type, enfin ceux d’un grand nombre d’autres individus qui l’ont réalisé ; mais beaucoup d’autres poètes encore, les derniers arrivants, cherchent sur la lyre française des cordes qui vibrent à l’unisson de leur voix intérieure et qui en aient le timbre. Ceux-ci les voudraient vierges du toucher d’autrui, et ils ne les trouvent pas. Force leur est donc d’utiliser les anciennes cordes déjà si fatiguées ; mais en font-ils tous le meilleur usage qui en soit demeuré possible ? Au lieu d’en solliciter patiemment les sons les mieux adaptés à la nuance toute personnelle de leur inspiration, beaucoup les tourmentent ; au lieu de les renouveler, ils les faussent. Les poètes de la génération précédente, habitués à la bienveillance par leurs propres maîtres