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réflexions sur l’art des vers

excellence. Une loi est sans visage, elle n’a pas de signe verbal, à proprement parler, expressif. Remarquons toutefois que le long usage opère sur les mots, au double point de vue oral et graphique, une transfiguration singulière : l’habitude de l’oreille et de l’œil arrive à leur prêter une physionomie vivante, si étroitement liée à la chose signifiée qu’elle semble en participer et qu’on finit par ne plus pouvoir séparer l’une de l’autre. Le signe verbal alors paraît être devenu de conventionnel naturel. Ce phénomène explique pourquoi les néologismes sont si odieux dans le vivant langage de la poésie, et pourquoi toute réforme de l’orthographe usuelle fait horreur au poète comme un attentat, comme une blessure ou une grimace infligée au cher visage d’une compagne sacrée. Les gardiens de la langue, qui ont traîtreusement amputé le noble y du mot lys ne se doutaient donc pas de la légitime indignation qu’ils exciteraient dans l’âme des lettrés délicats ? Ils ont sacrifié l’esthétique à l’économie d’un jambage.

Un mot peut être harmonieux et par cela même