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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

« L’institution féodale introduite en Canada par les rois de France, telle que modifiée ensuite par des lois spéciales pour l’adapter à l’établissement d’un pays nouvellement acquis à la couronne de ces rois — pays couvert de forêts gigantesques, habité uniquement par des hordes sauvages — a été regardée par les hommes impartiaux comme éminemment calculée, dans l’origine, pour assurer le succès de cet établissement. En effet, dans les circonstances où la colonie de la Nouvelle-France a été fondée, on ne pouvait s’attendre que la masse des premiers colons qui, tôt ou tard, devaient devenir propriétaires du sol, pût apporter avec elle d’autres moyens que son énergie et son amour du travail, pour concourir à jeter les fondements d’une nouvelle patrie dans le Nouveau-Monde. »

Lorsqu’il s’est agi d’organiser la colonisation des cantons de l’Est, vers 1830, les défricheurs anglais et écossais, déjà établis sur les lieux, demandèrent l’adoption du système seigneurial canadien, disant que celui-ci répondait mieux que tout autre aux besoins de leur situation. Naturellement, l’Angleterre refusa — à cause du moyen-âge ! — et trente ans plus tard, les Canadiens-français formaient la majorité des habitants de cette partie du pays. Que penser d’un mode d’administration qui favorise encore aujourd’hui de semblables conquêtes ?

Le nord du Saint-Laurent nous appartient, mais il est en forêt. Ce qui fait défaut au colon, ce sont les voies de communication, le moulin à farine. Ayons recours à la tenure seigneuriale, et nous renouvellerons les miracles des défricheurs d’autrefois.

N’est-ce pas à bon droit que les Canadiens-français protestent contre les insinuations des écrivains étrangers qui sèment à travers leurs articles et leurs livres les mots : servage, droit du seigneur, autorité absolue, rentes seigneuriales, moyen-âge, système usé, dans le dessein de ravaler un pays et des hommes qu’ils n’ont point étudiés ? Le moyen-âge ne fut pas une époque toute d’ignorance et d’abus ; loin de là : à côté des choses qu’on lui reproche, il a possédé de nobles institutions ; mais les écrivains dont nous parlons n’emploient le terme « moyen-âge » qu’en mauvaise part, sachant bien qu’il rappelle à l’imagination de leurs lecteurs une époque où les paysans étaient attachés à la terre et se vendaient avec elle ; où ils ne pouvaient se marier ni changer de profession sans la permission du seigneur ; où les impôts ne pesaient que sur eux ; où l’esclavage, enfin, était la condition ordinaire du peuple des campagnes. Et poussant plus loin ce procédé de fausse représentation, ils vont jusqu’à mentionner avec adresse les dentelles, les beaux habits, les grandes manières de nos seigneurs. Versailles, la cour de France, les traditions de la noblesse, cités à propos, viennent confirmer le lecteur dans les préjugés qu’on lui inculque. Si nous disions à présent que nos seigneurs n’avaient rien ou presque rien de commun avec la noblesse de race ; qu’ils n’allaient jamais exhiber leurs dentelles à Versailles ni ailleurs, et que, en fait de grandes manières, ils avaient celles des hommes de cœur et non pas celles des gens de cour, nous surprendrions bien des personnes aux États-Unis, en Angleterre et en France, tant il est vrai que ces deux mots, seigneur et féodalité, compris d’une certaine manière, prêtent au dénigrement, en Europe et en Amérique.

Des seigneurs dont les femmes et les filles labouraient la terre ; des seigneurs qui,